mardi 4 mai 2010

L'architecture arabe

La première mosquée dont l'architecture soit en date la plus ancienne est la mosquée d'Amrou, au Caire. Cette mosquée fut construite dans la 20e année de l'hégire (642 de l'ère chrétienne), par l'ordre d'Amrou ibn-al-Asi, lieutenant d'Omar, 2e calife et succeseeur d'Abou-Bekr, aussitôt la conquête de l'Egypte terminée. La première mosquée avait été construite à Jérusalem par l'ordre d'Omar, mais elle fut rebâtie sur un nouveau plan par Wâlid. La mosquée d'Amrou fut bâtie au moyen de fragments antiques, romains ou byzantins, sur un plan carré de 120 m de côté. Au milieu se trouve une grande cour carrée, la face principale par laquelle on entre n'a qu'une rangée de colonnes, les côtés latéraux de la cour sont bordés de trois rangs de colonnes et, au fond, le sanctuaire comprend six rangs de colonnes sur une longueur de 120 m. C'est dans cette partie que se trouve le mihrab (niche devant laquelle les musulmans se prosternent). Elle se trouve orientée de façon à leur donner la kibla ou direction dans laquelle ils doivent se tourner pour faire face à la Mecque où se trouve la Kaaba (temple qui renferme la pierre noire supposée être descendue du ciel); des minbar, ou chaires à prêcher, se trouvent de côté et d'autre. C'est sur le plan de la mosquée d'Amrou que la plupart des mosquées d'Arabie et Afrique furent construites, ainsi que la grande mosquée de Médine, celle de la Mecque; les mosquées d'Ibn-Touloun, d'al-Azhar, d'al-Hâkim, au Caire; la mosquée Zaïtoûna, à Tunis; la grande mosquée à Mehdia, celle d'Okba, à Kairouan la Djama-Kabira, à Gafsa, en Tunisie; la mosquée Mansoûra, à Tlemcen, en Algérie; la plupart de celles du Maroc, la mosquée de Cordoue, en Espagne, sont construites sur ce plan avec des variantes peu nombreuses : au centre de la cour une fontaine pour les ablutions; aux côtés, des portiques ou déambulatoires; au fond, le sanctuaire formé de plusieurs nefs de colonnes qui supportent des arcades sur lesquelles posent des murs; sur la partie supérieure de ces murs sont posés les plafonds quelquefois très richement décorés. Les mosquées sont généralement accompagnées de minarets ou tours élevées du haut desquelles, à plusieurs reprises dans la journée, la voix aiguë du muezzin appelle les croyants à la prière. (Les premiers minarets furent construits par Wâlid.) Ces minarets qui forment une des principales caractéristiques de l'architecture musulmane affectent une assez grande variété de formes pour qu'on puisse, d'après l'aspect du minaret, indiquer à première vue à quelle école d'architecture on doit attribuer la mosquée à laquelle il appartient. En Egypte on ne rencontre que rarement des minarets entièrement sur plan carré. Ils sont généralement construits sur plan polygonal ou circulaire à partir d'une certaine hauteur. Ils partent du carré jusqu'à 5 ou 6 m; des pendentifs renversés ou des pans coupés permettent alors de passer à l'octogone, de là au polygone â 12 ou à 16, ou à 24 pans, et enfin au cercle. Ils sont Ornés de balcons à jour, supportés par des stalactites ou encorbellements sculptés, propres à l'architecture musulmane. Les minarets de ce style arabe pur se rencontrent jusque dans le Nord de la Syrie. Les mosquées de la Mecque et de Médine en possèdent aussi.

L'école africaine (Maghreb, Espagne) a adopté presque exclusivement le minaret à plan carré, assez large de base, montant de fond, surmonté d'une terrasse bordée de créneaux et de merlons à faces dentelées; au-dessus de laquelle un petit pavillon carré, coiffé d'un toit pointu à quatre pentes, supporte une flèche composée de trois boules de cuivre doré surmontées d'un croissant. Les faces de ces minarets sont lisses, ou bien décorées de faïences, de mosaïques ou de sculptures en bas-relief, soit en plâtre, soit en pierre. Les plus beaux exemples de ces minarets peuvent être cités ici : Minarets des mosquées Zaïtoûna et de la Kasbah, à Tunis; de la mosquée de Mansoûra, de la mosquée Sidi-boû-Madîn et Djama-Kabira, à Tlemcen, en Algérie; des mosquées de Fès, Marrakech et Tanger, au Maroc; et de la grande mosquée de Séville, bâtie en 1195, par Yakoub-al-Mansoûr. Ce dernier minaret, un des plus beaux morceaux d'architecture arabe qui existent encore, est célèbre dans le monde entier sous le nom de "la Giralda". Cette école africaine persista dans ses traditions artistiques pendant de longues années mais l'apogée de l'art architectural fut atteint en Espagne, au XIIe siècle. A la même époque, en Algérie et dans les autres pays du Maghreb au XIIIe siècle et en Egypte et en Syrie à la fin du XIIIe siècle et au commencement du XIVe. C'est au XIVe siècle qu'on construisit au Caire la belle mosquée Hassan (près de la place Rommelieh, sous le règne du sultan al-Malik-an-Nâsir-Hassan, 1356-1363). XIIIe, le XIVe et le XVe siècle forment une époque brillante de l'architecture arabe au Caire, sous les Mamelouks, turkmènes ou baharites; pendant cette époque, des relations fréquentes avec la Mésopotamie, Bagdad et la Perse amenèrent certainement quelques artistes persans au Caire, surtout depuis la destruction de Bagdad par Houlagou (1258), qui abolit le califat dans la personne du dernier calife abbaside Mostasim. Depuis ce temps les Abbasides n'eurent plus d'influence qu'en Egypte où ils s'étaient réfugiés. Ils jouirent encore du pouvoir suprême, du moins en apparence, car, comme le dit Prisse d'Avennes,

"quoique ne disposant plus des royaumes, ils avaient encore, en tant que successeurs du Prophète, une ombre d'autorité, que leur laissaient, autant par religion que par politique, les princes musulmans".

On comprend dont que, parmi les personnes appartenant à leur entourage qui les suivirent de Bagdad au Caire, il se soit trouvé des artistes. C'est à cet élément étranger qu'on peut attribuer l'importation au Caire de certaines dispositions architecturales, persanes d'origines, telles que les plans de la mosquée de Hassan, la mosquée sépulcrale de Barkouk, celle de Moayyid, celle d'Achrat-Barsabey, celle de Kaït-Bey et enfin celle de Kansou-al-Goury, où se remarquent les dômes ogivaux finissant en pointe, dont la courbe est semblable à celle des casques élégants qui se fabriquaient dans le Khora çan, l'emploi des voûtes légères recouvertes d'enduits peints, et enfin la décoration au moyen de faïences (revêtements intérieurs, mihrab, etc., en faïences, en mosaïques de faïence, de nacre et de marbre, ornementation faïences, ex.: arcatures à la mosquée de Moayyid). A Jérusalem, le Dôme du Rocher ou mosquée Koubbat-as-Sakra, improprement appelée mosquée d'Omar et construite en 61 de l'hégire, a été construite sous l'inspiration des édifices du Haouran des VIe et VIIe siècles; mais sa décoration extérieure en faïence est persane et la décoration intérieure est arabe (peinture et vitraux) et byzantine (mosaïque). Le commencement du XVIe siècle, 1524, date de la mort du dernier sultan tcherkesse, Toman-Bey, et de la conquête de l'Egypte par les Turcs sous la conduite du sultan Sélim, marque la fin de cette brillante époque de l'art arabe et à partir de ce moment l'art ottoman s'infiltre peu à peu en Egypte.

Pour la Tripolitaine, la Tunisie et l'Algérie, la conquête turque de Tunis et d'Alger par Khaïr-ad-Dîn Barberousse, au nom de Soliman ler (1565), amène un mouvement artistique particulier qui a pour ori gine la richesse acquise par les pirates barbaresques et qui se traduit par une accommodation de l'ornementation ottomane au style arabe en faveur dans les pays barbaresques. On en voit de fort jolis exemples à Tunis (palais Hussein ou Hosain, XVIIIe siècle), et à Kairouan, mosquée du Barbier (partie du XVIIe siècle), ainsi qu'à Alger. En plus des mosquées, nous avons cité les palais, les maisons, les bazars, les caravansérails, les madrasa ou collèges.

L'école arabe africaine a produit des merveilles dans l'architecture civile, et les palais des califes et dès sultans du Caire, si l'on en croit les descriptions des écrivains arabes, devaient offrir un spectacle admirable. On peut s'en faire une idée exacte, par les délicieux palais que les rois maures ont élevés en Espagne, à Séville, l'Alcazar (1353-1364), et à Grenade, l'Alhambra (1348-1359).

Il ne reste pas de traces de palais des souverains arabes au Caire ou à Damas, mais les riches habitations particulières qui sont encore dans ces deux villes peuvent donner une idée approximative de ce que devaient être les édifices princiers.

Les maisons particulières se divisent en deux parties distinctes : le selâmlik, ou partie consacrée a la réception des étrangers qui viennent rendre visite au maître de la maison, et aussi à la réception des hôtes pour lesquels des chambres sont préparées; la seconde partie, où n'entrent que les membres les plus proches de la famille, les enfants et les femmes, est le harem et comprend l'habitation proprement dite où se concentre la vie familiale des musulmans. Le harem contient par conséquent des chambres d'habitation, des salons, des chambres à provisions, etc., en nombre et en importance proportionnés à la fortune du propriétaire.

La disposition des maisons arabes d'Egypte et de Syrie est généralement assez variée, en se maintenant dans les limites du programme tracé plus haut; les maisons arabes des pays barbaresques sont, au moins pour celles de la classe riche, disposées d'une façon plus régulière. Le selamlik forme quelques pièces autour d'une cour d'entrée, le harem groupe une plus grande quantité de chambres et de salons autour d'une cour plus vaste. Ces deux cours, surtout la seconde, sont entourées de portiques plus ou moins élégamment décorés. Les riches maisons arabes - en Egypte, en Syrie, en Algérie, et en Tunisie -, sont décorées à l'intérieur avec une élégance remarquable. Les murs, revêtus de faïences de couleurs variées, sont percés de niches peintes ou ornés d'étagères portant quelquefois des vases de Chine ou du Japon. Le sol, décoré soit de pavages de marbre formant des dessins (Egypte), soit de marbre uni (Tunisie), soit de faïences de couleur, est souvent recouvert de nattes et de tapis. Les fenêtres sont ornées de vitraux sertis dans de plâtre découpé. Les plafonds et les rares parties voûtées sont les parties les plus décorées. Les plafonds, généralement à solives apparentes ou quelquefois à compartiments, portent des décorations consistant en ornements géométriques ou végétaux disposés symétriquement. La richesse de cette ornementation est encore augmentée par le goût avec lequel les artistes arabes ont su disposer les couleurs les plus brillantes, mêlées à l'or et à l'argent. Les plafonds de Damas, ceux du Caire sont réputés pour leur beauté; on peut voir en Tunisie, soit à Kairouan, soit à Tunis, et en Algérie, à Constantine et à Alger, de fort belles oeuvres qu'on peut leur comparer sans crainte. Les parties voûtées sont quelquefois décorées de peintures, d'autres le sont de sculptures en très bas-relief, ou gravures (Tunisie, Algérie et Espagne).

Au Maroc, les maisons paraissent être disposées comme en Algérie, mais on peut remarquer des intérieurs de cours ornées de corniches en bois sculpté en stalactites avec consoles, colonnes, etc., le tout formant un ensemble bien différent, comme aspect, des maisons barbaresques ou égyptiennes. Les extérieurs des maisons n'offrent généralement aucun intérêt, sauf en Egypte où les façades sont ornées de moucharabiyèhs. Les bazars sont des rues couvertes bordées de petites boutiques derrière lesquelles sont disposées des constructions nommées okil en Eggpte et makhzan dans les pays barbaresques. Ces constructions servent de dépôt aux marchandises, comme en Perse et en Turquie les khans ou caravansérails; elles consistent de même en cours oblongues, rectangulaires, entourées de galeries communiquant dans tous les sens à des magasins au rez-de-chaussée, et au premier étage à des chambres. En Syrie, à Damas, au milieu du bazar des grains ou Biyarièh, se trouve un des plus beaux khans qu'on puisse voir; c'est le Khan Asad Pacha, qui forme une cour couverte par huit petites coupoles entourant un dôme central formant lanterne; autour de cette cour couverte s'ouvrent des chambres et des magasins. L'entrée de l'édifice est une fort belle porte en marbre de deux couleurs. I'intérieur de la cour est fort beau. Au Caire, l'okil de Kaït Bey, auprès de la mosquée al-Azhar, est un délicieux exemple d'architecture civile.

Les bains, sauf à Damas, offrent rarement des dispositions monumentales. Les collèges ou madrasa font souvent partie des édifices religieux, comme au Caire dans la mosquée al-Azhar, qui est à elle seule une université musulmane, c.-à-d. la réunion de plusieurs collèges où l'on enseigne à la fois le droit musulman, la théologie, les mathématiques, etc. Al-Azhar fut fondée en 368 (Hégire); en lui adjoignit des fondations de tout genre afin d'y entretenir les étudiants pauvres ou nécessiteux. La mosquée Djama Zaïtoûna à Tunis est aussi une université; les étudiants, comme à al-Azhar, y sont entretenus en partie au moyen de legs faits à la mosquée (les étudiants y reçoivent l'enseignement littéraire, juridique et religieux). On rencontre dans les pays barbaresques surtout des madrasa qui forment des fondations et des édifices distincts des mosquées; à Tunis, par exemple, la madrasa Soulaimaniya et la madrasa Sadikiya sont deux collèges.


A Tlemcen, ou plutôt à Sidi-boû-Madin, près de Tlemcen (qu'il faut toujours rappeler quand on cite les merveilles de l'art arabe), on remarque, en outre du tombeau et de la mosquée de Sidi-boû-Madin, un collège ou madrasa fondé en 747 de l'hégire (1349) par Aboû'l-Hassan le Mérinide. Il se compose, comme le collège Sadiki et la madrasa Soulaimaniya, d'une cour entourée de portiques sur lesquels donnent à la fois les portes des chambres des étudiants, celles des salles d'étude et celle de la petite mosquée adjointe à la madrasa. Souvent ces collèges font partie d'une fondation pieuse qui comprend à la fois le tombeau d'un saint, une mosquée, une école, un hospice; cet ensemble prend alors le nom de Zâwiya : La Zâwiya de Si Sahîb à Kairouan en est un exemple intéressant. La cour d'entrée entourée d'arcades donne accès à droite dans le collège et l'hospice, et, en face, auprès d'un minaret, une suite de couloirs et de cours à portiques conduisent à la mosquée funéraire.

Souvent aussi, comme au Caire par exemple, la fondation pieuse comprend soit une fontaine (sabil) et une école au dessus (ces deux édifices sont fréquemment réunis dans cette ville), soit encore, comme au beau tombeau de Kaït-Bey, une école, une fontaine et une petite mosquée.

En Egypte comme en Turquie, en Iran et dans le Turkestan, les Zâwiya ne sont (ou n'ont été) souvent que des couvents de religieux plus ou moins contemplatifs; on en voit de forts intéressants au Caire. Le plan consiste en une cour entourée de portiques, au milieu de laquelle sont quelquefois un ou plusieurs jardinets; autour de la cour sont disposés deux ou trois oratoires et de nombreuses chambres pour les religieux.

Les caravansérails sont non seulement comme les okil des édifices contenant marchands et marchandises dans les villes, auprès des bazars, mais encore des hôtelleries quelquefois assez considérables et même fortifiées d'un mur d'enceinte assez élevé et servant en rase campagne à abriter les voyageurs et les caravanes. Ils sont disposés en forme de cours carrées ou rectangulaires entourées de galeries sur lesquelles un ou deux étages de chambres s'ouvrent par des portes assez larges. Quelquefois, aux angles, des tours carrées ou polygonales renforcent la construction et permettaient de défendre le caravansérail en cas d'attaque. Cette disposition a été assez souvent prise dans les caravansérails de Syrie qui se trouvaient sur les routes des pèlerins de la Mecque et dans ceux d'Iran; en Tunisie et en Algérie ces édifices se nomment bordj s'ils sont fortifiés et fondouk s'ils ne le sont pas.

Les fortifications ont été souvent traitées par les architectes arabes avec une grandeur de conception remarquable. En Espagne, de fort beaux restes de portes sarrasines se voient encore, à Tolède par exemple. Au Maroc, les portes de villes sont formées d'une arcade en fer à cheval encadrée d'arabesques et couronnée de merlons et de créneaux. En Tunisie, les restes d'architecture militaire remarquables sont assez rares, quoique les remparts de la Kasbah de Tunis, les remparts de Sousse et ceux de Kairouan, vus de la campagne, soient intéressants. Au Caire, deux portes de l'ancienne enceinte sont très intéressantes : Bâb al-Foutoûh et Bâb-an-Nasr, construites par le calife fatimide Mostansir Billâh au XIe siècle de notre ère. Elles sont flanquées, la première de deux tours rondes, la deuxième de deux tours carrées; Bâb-an-Nasr est la plus belle, comme proportions, comme conception générale et comme exécution. La simplicité des combinaisons d'architecture qui la décorent et le puissant effet qu'elles produisent peuvent faire rapprocher ce monument des plus belles oeuvres de l'Antiquité.

Les fortifications de Jérusalem, construites par le sultan Solaïman en 1534 (quoique construites sous la domination turque elles sont une oeuvre absolument arabe de style), sont le plus bel ensemble de fortifications qu'on puisse admirer (à Alep, à Damas on peut en voir aussi de beaux morceaux). On ressent une forte impression à l'aspect de ces fortifications encore intactes, décorées de rosaces sculptées de distance en distance et dont les portes monumentales s'ouvrent généralement entre deux tours; l'appareil de la construction se compose de grands blocs réguliers taillés avec soin et disposés symétriquement.







Une porte en arc en fer à cheval, à Tunis. Photo : © Angel Latorre, 2008.

La première photo est celle de l'Intérieur de la mosquée El-Moyed, au Caire (Égypte).



Source: Cosmovisions

dimanche 2 mai 2010

Musée de la mémoire de Grenade Alberto Campo Baeza

Alberto Campo Baeza fait partie de nos architectes préférés car il a le mérite de rendre les choses complexes, simples et limpides. L'architecture d'un édifice public est toujours difficile car elle doit assurer l'hybridation de la fonction, de la forme et de l'usage. Le musée de la mémoire d'Andalousie à Grenade est le dernier chef d'oeuvre de Alberto Campo Baeza.

Alberto Campo Baeza revient en fait sur cette tradition de l'architecture organisée tels que l'ont montré les romains, les classiques, les kahniens ou les miesiens.

Le Musée de la mémoire d'Andalousie est plus qu'une construction, il doit donner du sens aux visiteurs et l'édifice doit contribuer à participer à l'expérience du visiteur.

L'idée de Campo Baeza est de fédérer une édifice simple, un bâtiment podium comme il l'appelle, un double carré de 60 X 120 m organisé autour d'une cour centrale. Les espaces servis et servants sont ainsi clairement identifiés.

Ce plan que l'on peut qualifier de kahnien est propice à une évaporation de l'espace, à une quête de l'espace par le visiteur.

L'édifice est un tout immuable qui s'équilibre entre la force de la base qui s'ancre au sol et symbolise la terre, la mémoire, les fondements et un mur urbain vertical, qui marque un certaine monumentalité, source d'émotion en architecture, quand elle est bien contrôlée.

L'édifice est d'une lisibilité incroyable, que ce soit en coupe ou en plan. C'est une architecture de mise en forme du matériau, le béton, une architecture de la matière.

Alberto Campo Baeza a parfaitement compris que l'architecture ne se résumait pas à l'addition de formes et de détails, mais que le tout devait avoir une force sur les parties et pour cela il utilise parfaitement le sens de la matière.

Alberto Campo Baeza travaille l'édifice en épaisseur et choisit judicieusement ce qui doit être ouvert ou ce qui doit être fermé.

L'architecture est un équilibre, une tension entre des pleins et des vides, entre ombre et lumière, entre un ensemble de dualités qui place ainsi l'homme dans l'entre deux.


  • Architecte : Alberto Campo Baeza
  • Lieu : Grenade, Andalousie, Espagne
  • Client : Caja de Granada
  • Collaborateurs : Alejandro Cervilla García, Ignacio Aguirre López
  • Structure : Andrés Rubio Morán, Mª Concepción Pérez Gutiérrez
  • Ingénieurie : R. Úrculo Ingenieros Consultores S.A.
  • Surface : 15.000 m2
  • Dates : 2006-2009
  • Photographe : Javier Callejas


Source: aroots.org

Dostoïevski : le dessin comme écriture — Konstantin Barsht,

L'écriture dessinée : une « idéographie créatrice »

Qu'est-ce que l'œuvre de Dostoïevski* ? S'agit-il de tout ce qui fut écrit de sa main, ou des seuls textes littéraires, publiés dans l'œuvre complète ? Notre représentation du processus créatif de l'écrivain sera faussée tant que nous ne prendrons pas en compte tous les aspects de ses notes, y compris son expression graphique. C'est un travail considérable qui se présente à plusieurs générations de chercheurs, sur le chemin d'une nouvelle lecture de ses manuscrits. Notre étude a pour objet la description d'une forme d'écriture, utilisée par l'auteur au cours du processus créatif, qui engendra un système développé de signes iconiques et verbaux-iconiques. Ce n'est qu'à la suite de ce travail qu'il sera possible de parler d'une grammaire et d'un lexique de l'écriture dessinée de Dostoïevski, d'étudier le vocabulaire de ce langage, de trouver les liens fonctionnels à l'intérieur de l'ensemble de ses textes manuscrits et imprimés. On ne peut admettre plus longtemps ce paradoxe : l'expression graphique de Dostoïevski demeure sous le boisseau, tandis que les critiques concentrent leur recherche sur le sens de ce qui, sans le concours de ces matériaux, s'en trouve en partie ou totalement privé.

En effet, Dostoïevski ne se contentait pas d'« écrire » et de « prendre des notes » dans le processus de réflexion créatrice ; il évoluait dans l'espace et le temps de l'univers artistique particulier de son cahier, où le sens et la signification des mots entrent en interaction réciproque avec des significations exprimées par des images visuelles, une méthode de travail propre à l'écrivain. Le mot et la représentation, en se rejoignant organiquement, sont les instruments d'une prise de conscience philosophique et permettent l'incarnation artistique du monde sensible ; c'est ainsi que s'exprime la nature même de l'individualité créatrice de Dostoïevski. Les cinq mille cinq cents pages de manuscrits de l'auteur qui nous sont parvenues contiennent plus d'un millier de notes calligraphiques, quelques centaines d'esquisses architecturales « gothiques » et une centaine de portraits. Le décompte exact pose problème puisque les dessins représentent parfois des compositions complexes (surtout les esquisses « gothiques »), constituées de nombreux éléments, qu'il serait difficile et probablement vain de démembrer.

La particularité de l'héritage graphique de Dostoïevski, qui se distingue nettement des dessins aux typologies variées de Pouchkine, est sa répartition d'une rigueur surprenante, en trois motifs iconographiques principaux. D'un point de vue formel, ces catégories ne se rencontrent pratiquement pas les unes les autres, ne se recoupent pas et semblent exister isolément.

  • 1. Portraits d'hommes, de femmes et d'enfants, 7% des dessins (fig. 1) ;

  • 2. Esquisses architecturales (surtout arcs et fenêtres gothiques), 26% (fig. 2) ;

  • 3. Notes calligraphiques, environ 61% (fig. 3).

Seuls quelques aspects (2%) de l'expression graphique de l'écrivain ne s'intègrent pas à ce classement, bien qu'ils expriment de façon inattendue les caractéristiques de son écriture et ses procédés créatifs. Ces exceptions rassemblent diverses formes d'arabesques, des mots soulignés, notes de renvoi (permettant à l'auteur de mettre en ordre ses notes dispersées sur plusieurs pages), biffures, becquets, ainsi que des lettres. L'écriture dessinée qu'il a inventée possède ses parties du discours, sa syntaxe, sa morphologie et sa grammaire, et constitue ce que l'on pourrait appeler son idéographie.

À différentes périodes de sa création, Dostoïevski a modifié – d'ailleurs de façon brusque et caractéristique – le procédé même de mise en forme des notes préparatoires, ce qui montre à quel point l'expression graphique de l'œuvre était significative pour l'auteur lui-même. Ainsi, les matériaux manuscrits de Crime et châtiment se distinguent par leur contenu, mais aussi par leur forme, de ceux des romans L'Idiot, Les Démons, et d'autres œuvres, comme L'Adolescent ou Les Frères Karamazov. Pour chaque œuvre de l'écrivain et à chacune de ses étapes, le manuscrit de création possède son propre visage, exprimant les particularités de son écriture à un moment précis. Dostoïevski recourait le plus souvent à la méditation graphique dès la première étape de son travail.

En apparence, l'écrivain se soucie moins du format des feuilles de papier que de leur nombre. Cependant, Dostoïevski attachait de l'importance à leurs dimensions lorsqu'il s'agissait de son « écriture dessinée » qui conditionnait dans une large mesure la forme artistique de l'œuvre à venir. Ainsi dans les compositions « graphico-verbales » que l'auteur créa sur les pages de ses brouillons, les lignes du texte ne débordent pas le dessin préexistant, mais en suivent régulièrement les contours. Lorsque leur réunion se produit, elle est due à des raisons d'ordre créatif et signale la conjonction du sens de l'esquisse graphique avec celui de la note verbale qui la recouvre, l'identité des expressions verbale et graphique d'une idée. Mais dans les circonstances habituelles l'écriture cursive, les dessins et la calligraphie coexistent pacifiquement dans les limites du seul espace de la page qui leur est commun. Ces éléments entrent en interaction les uns avec les autres pour former des compositions. Ainsi, pour Dostoïevski, une feuille rectangulaire de son cahier de notes figure le modèle de l'espace-temps à quatre dimensions de l'œuvre future, où surgit un sens nouveau, se fixe un champ sémantique – lieu d'action du « héros-idéologue » littéraire, détenteur du sujet du roman.

La disposition des éléments graphiques sur la page du manuscrit de Dostoïevski possède une signification aussi importante que celle des éléments d'architecture gothique dans la construction d'un édifice. C'est pourquoi une lecture de son expression graphique, prenant en compte les propriétés de sa grammaire représentative, sans perdre de vue la signification commune des dessins et des mots qui les entourent, nous permettra de pénétrer plus profondément l'essence du processus créatif de l'écrivain, et dévoilera de nouveaux faits pour l'histoire de la genèse de ses œuvres. Et c'est à la philologie du XXIe siècle que ce travail est destiné, en raison de sa remarquable complexité. Cet ensemble de règles permet de restituer, dans chaque cas particulier, une succession chronologique dans le remplissage de l'une ou l'autre page, de répondre par exemple à la question : est-ce le dessin ou la note verbale qui apparaît en premier ? En effet, en présence d'un dessin de grand format, disposé au centre, on peut affirmer que tous les autres éléments sont apparus plus tard, avec les notes, et qu'il a été inscrit sur la page en premier – ce que confirment habituellement la disposition même du texte, les déplacements de mots qui entourent, contournent le dessin. Si l'on trouve ces éléments sur une page, alors, de fait, le remplissage de la feuille se déroule dans cet ordre :

  • 1. Un portrait central de grand format ;

  • 2. Des notes en écriture cursive ;

  • 3. Des portraits de petit format (sur un espace libre, souvent en bas ou à gauche) ;

  • 4. Des notes en écriture cursive (dans les marges, souvent selon un angle de 90° ou 180° par rapport aux inscriptions précédentes).

Les signes graphiques particuliers dont Dostoïevski a rempli ses cahiers de notes se développent dans une zone neutre en quelque sorte, qui sépare le mot de la représentation, le signe motivé de l'arbitraire. L'effort d'imagination créatrice qu'il déploie dans la mise en forme de l' « image intégrale » (expression de l'auteur) le conduit ensuite à la résolution de l'énigme de l'intrigue, dans laquelle ce signe initial s'incarne en mot et en acte. Mais ces « mots-signes » sont loin d'être une forme littéraire achevée, ils ne font que désigner un point de vue sur le monde, qui sera ensuite infusé dans le héros. La difficulté principale consiste à construire une incarnation verbale de l'idée, à trouver les mots nécessaires, tandis que l'idée artistique surgit dans la conscience de l'écrivain sous la forme d'une composition intégrale, indivisible. En d'autres termes, tant que Dostoïevski s'appuie sur des suites de symboles, il n'éprouve aucune difficulté à créer des plans par dizaine. Cependant, à peine aborde-t-il l'étape de « traduction » sous une forme littéraire de cette image totale et évidente pour lui, qu'aussitôt apparaissent d'insurmontables difficultés, dont il témoigne dans ses lettres et cahiers de notes. La langue du brouillon, le « discours intérieur » de Dostoïevski, entre en conflit avec la forme « propre », définitive, la norme littéraire, pour s'en démarquer nettement. Mais les brouillons sont incontournables. L'histoire de la littérature mondiale ne connaît pas d'exemple de création d'un roman sans notes préparatoires. L'écrivain est contraint de trouver le moyen de fixer l'idée artistique. Pour ne pas démembrer la forme littéraire recherchée pendant son mûrissement, ce procédé doit remplir de façon adéquate le rôle de « signe » et d'« image intégrale », être une forme non-verbale, que l'on pourra utiliser en même temps que la note verbale ordinaire.

Image1

Fig. 1 : Esquisse du portrait d'un homme ayant les traits d'Alexandre II, notes relatives à L'Idiot, Cahier de notes n°4 (1867).

Le dessin à la plume ou la calligraphie satisfait ces conditions : en fixant l'idée dans son intégralité, en un seul « signe », utilisé aisément sur la page du manuscrit avec et à côté de toute autre forme de note, il la complète. Apparaissant dès le début de la « première étape » du mouvement de la pensée, l'expression graphique saisit avec rapidité et précision les images qui jaillissent dans la conscience de l'écrivain. Ensuite la forme littéraire prend le relais de la forme visuelle, s'en éloigne pour aborder la « deuxième étape » du processus créatif. L'image visuelle, dont l'esquisse graphique constitue le reflet dans les manuscrits de Dostoïevski, serait une sorte de « chrysalide » brisée, de laquelle s'envolerait un « papillon », la nouvelle expression artistique que recherchait le romancier.

La différence entre la mise au net et le brouillon de Dostoïevski réside également dans le fait que si l'auteur conçoit et réalise cette œuvre en s'adressant à une autre conscience, en revanche, pendant le travail sur la composition du plan, il s'adresse à lui-même, sous forme de notes de régie calligraphiées : « Erreur », « Pensée principale », « Euréka », etc. Tous ses dessins possèdent une fonction méta-discursive analogue, mais moins évidente. Et tandis qu'il note ses remarques dans son cahier, et qu'il dessine, songeur, les visages qui occupent son imagination, l'écrivain écarte, rejette même, toute possibilité d'un quelconque lecteur de ses notes, ou spectateur de ses dessins. Tant que le héros n'est pas encore né dans le « chronotope » vivant du monde artistique qui l'entoure, l'intrusion d'une tierce personne dans le processus intime du dialogue de l'auteur avec le héros peut détruire sa caractérisation encore fragile.

Le brouillon, qu'il soit verbal ou graphique, est de nature paradoxale, car tout en incarnant l'idée de l'œuvre future, il suppose dans le même temps, en qualité de lecteur, une toute autre conscience que celle à laquelle sera adressé le roman. C'est pourquoi à la seconde et à la troisième étapes, le travail de Dostoïevski se révèle être essentiellement une « traduction » de l'idée artistique qu'il fait passer de la langue idéographique de son cahier, comprise de lui seul, dans la langue littéraire. Dans cette perspective, le brouillon se présente comme un discours temporairement réflexif. Et cela rend possible l'élaboration de signes conventionnels variés, d'esquisses et d'ébauches, de « méditations-notes » calligraphiques, de courts résumés, qui facilitent une fixation initiale de l'idée, quoique sous une forme presque toujours incompréhensible pour un observateur extérieur.

L'expression graphique de Dostoïevski s'impose au cours du processus créatif avant même que ne surgisse la verbalisation. Le « verbe graphique » de ses cahiers de notes constitue le point de départ d'un travail sur l'image littéraire. C'est pourquoi le romancier réalise d'innombrables notes calligraphiques et dessins variés lorsqu'il travaille sur les plans de l'œuvre, et sur les matériaux préparatoires, au moment même de l'élaboration de l'idée artistique. Traduire son langage intérieur en une langue littéraire, officielle, constitue en soi l'un des problèmes les plus importants de l'artiste, et c'est précisément là que s'enracine le principe du surgissement de son « idéographie ».

Un exemple : genèse de Crime et châtiment

Les dessins de Dostoïevski sont les traces d'une transformation de l'image visuelle intemporelle en un sujet d'œuvre littéraire. Nous observerons à partir de quelques exemples comment cela se concrétise en pratique pendant le travail sur le roman Crime et châtiment. Désespéré de ne pas trouver d'éditeur à Saint-Pétersbourg pour son « récit », Dostoïevski s'adresse à la revue moscovite Le Messager russe, publiée par Katkov. Ayant esquissé le plan approximatif de son œuvre future, il communique au rédacteur les détails du sujet : « C'est le compte rendu psychologique d'un crime... Un jeune homme, bourgeois de naissance, exclu de l'université, vivant dans une pauvreté extrême, en raison de sa légèreté et d'un raisonnement délirant, sous l'empire de quelques idées étranges, inachevées, qui sont dans l'air du temps, décide soudain de sortir de sa situation misérable. Il se résout à tuer une vieille femme, conseillère honoraire et usurière. "Elle ne vaut rien.", "Pourquoi vit-elle ?", "Est-elle utile à quelqu'un au moins ?", etc. – ces questions égarent le jeune homme. Il décide de la tuer, de la dévaliser, dans le but de faire le bonheur de sa mère, qui vit dans un coin perdu, et d'écarter sa sœur, dame de compagnie chez des bourgeois, des intentions perverses du chef de cette famille, intentions qui la menacent de mort, puis de terminer ses études, de partir à l'étranger, de devenir ensuite, jusqu'à la fin de sa vie, honnête, droit, inébranlable dans l'accomplissement du "devoir humain envers l'humanité", plutôt que de s'accommoder du crime... »1

Un cahier de 1864-1865 constitué de 152 pages est rempli à moitié de notes relatives à ce récit. Cette version de l'œuvre a été écrite à la première personne, et prend la forme de notes qui auraient été rédigées avant de mourir par le héros, qui, après avoir accompli le crime, se suicide. Mais le roman exige une narration à la troisième personne et, par conséquent, un traitement plus approfondi des caractéristiques des personnages. Dans la version à la première personne, il n'y a pas d'esquisse graphique, mais lorsqu'il procède au remaniement du récit en roman, l'écrivain crée toute une galerie de portraits. L'élucidation de la figure du héros, l'expression de sa nature intérieure, les particularités de sa conception du monde et de son caractère à travers les traits de son visage constituent une part importante du travail créatif de Dostoïevski. L'écrivain ne peut construire le sujet de son œuvre en dehors de l'« idée » de chacun de ses personnages principaux, et c'est précisément cette idée qui détermine tous les actes du héros. On comprend alors sans difficulté pourquoi Dostoïevski réalise ses croquis au moment précis de la mise en forme du plan du roman, tandis qu'il fixe la construction de l'intrigue. À sa proposition d'écrire un récit pour Le Messager russe, Dostoïevski reçoit de la part de Katkov une réponse positive. C'est justement à cette époque, en août 1865, qu'il travaille sans relâche à l'élaboration du plan du futur roman et à la mise en place du caractère de ses héros à venir. L'une des premières pages du manuscrit de Crime et châtiment inaugure une série de croquis relatifs à la première rédaction du roman (cahier de 1864-1865) : c'est une ébauche globale de l'œuvre future (fig. 4). L'esquisse littéraire rejoint ici l'esquisse graphique, ce qui est caractéristique de Dostoïevski ; elles sont réunies dans les limites d'une seule page par une même exigence de l'écrivain au cours de son travail de création, qui consiste à éclaircir en soi les représentations de l'œuvre future.

Le portrait comme support de la conception des personnages

C'est la représentation du visage d'un jeune homme qui apparaît d'abord sur la feuille vierge du cahier de notes. La taille et la composition de ce dessin central en témoignent. Ensuite, Dostoïevski représenta le visage arrondi d'une vieille femme, puis le portrait d'une charmante jeune fille et enfin le visage d'un homme gros et âgé, recouvert du texte des notes (fait rare chez l'écrivain, mais significatif). Le plan fut rédigé dans les intervalles qui séparent ces quatre portraits, apparemment en trois temps (ces interruptions sont bien visibles entre les fragments de texte) : il se présente comme une « construction chronologique » de l'intrigue dans le développement du roman, qui devait commencer au moment où Raskolnikov se réveille après un sommeil délirant de trois jours : « Plan. Au réveil... Razoumikhine est passé trois jours de suite, méchanceté. Il vint lui-même le troisième jour. La concierge dans l'escalier, j'erre dans Saint-Pétersbourg, rencontres. Extravagances, une fille, une vieille bonne femme. Rencontre avec Zamiotov. Terreur, le veau, le cheval. Il s'est repris. Acharnement froid, calcul. À quoi bon se détraquer les nerfs ? Il a pris la bourse. Il se souvient de ce qui s'est passé. Lettre de la mère. Toute son histoire et tous les mobiles du meurtre. Il s'est complètement repris, il est allé chez Razoumikhine... NB. Conversation à la lanterne, nous avons pardonné le voleur... Souffrances et questions – Ciacia. Épisodes. La veuve Capet. Le Christ, les barricades. Nous sommes une tribu mal dégrossie. Dernières convulsions. Aveu. »2C'est le texte presque intégral du plan, du début (« le réveil de Raskolnikov ») jusqu'à la fin du roman (« l'aveu »).

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Fig. 2 : « Calligraphie » et esquisses « gothiques », premier cahier de notes relatives aux Démons (8/20 décembre 1869-3/15 mai 1870).

Dostoïevski est absorbé par le personnage principal, les motifs de ses actes, ses souvenirs, ses angoisses provoquées par la lettre de sa mère. En comparant ce plan avec la lettre à Katkov qui fut écrite au même moment et expose de façon développée l'idée fondamentale du roman (citée plus haut), nous constatons des divergences insignifiantes. Dans la lettre, cinq personnages principaux sont nommés : Raskolnikov, sa mère et sa sœur, l'usurière et sa sœur cadette ; dans le plan l'attention est portée principalement sur Raskolnikov ; des personnages secondaires apparaissent (Razoumikhine, la « vieille folle », « Ciacia », « la veuve Capet ») ; la lettre de la mère au héros, épisode important, est mentionnée. L'usurière et Elisabeth sont complètement absentes, exclues du chronotope romanesque – elles ont été tuées avant même le début de l'action (dans la version présente, mais inachevée). En analysant le rôle de l'expression graphique de Dostoïevski dans la composition de la page du plan du roman, et en la comparant avec la version achevée de l'œuvre, on peut affirmer avec certitude que pour construire ce plan, Dostoïevski devait nécessairement se représenter la « figure », l'image du principal protagoniste. Précisément, tous les mobiles du meurtre, toute son idéologie et son caractère participent à la création de l'intrigue ; de la concrétisation de l'image de Raskolnikov dépend le développement du récit. C'est la raison pour laquelle, dans ses « méditations-dessinées », Dostoïevski est absorbé en tout premier lieu par l'image, le visage de son héros. Sa représentation occupe une position centrale dominante dans la composition graphique, de même que son image se trouve placée au centre du plan du roman, composé à côté et créé au même moment. La comparaison de ce dessin avec la description extérieure de Raskolnikov dans le roman Crime et châtiment ne laisse pas de place au doute. Il faut également prêter attention à l'aspect d'autoportrait, involontaire et tout à fait naturel, de ce dessin qui rappelle de façon frappante le visage de Dostoïevski lui-même, au moment où il termine l'école d'ingénieur, c'est-à-dire à l'âge de vingt-trois ans, celui de Raskolnikov. Deux autres esquisses du même visage, que l'écrivain effectua au cours de son travail, confirment la ressemblance avec le célèbre portrait de Dostoïevski par Troutovski (fig. 5 et 6). Cette page du manuscrit de Dostoïevski est la première sur laquelle il s'efforce de bâtir un roman à partir de la « confession d'un criminel », et nous constatons l'influence de la narration à la première personne, dans ce moment autobiographique de fixation graphique de la « figure » du héros. On découvre de multiples correspondances, tant dans la vie matérielle que spirituelle, entre le jeune Dostoïevski et son héros, avec lequel l'écrivain semble partager ses souvenirs d'enfance les plus mystérieux.

Deux portraits de femmes, disposés un peu plus bas, sont également reliés à ce moment autobiographique dans la création de l'image du héros du roman. La ressemblance de la femme d'âge moyen représentée à gauche, avec Marie Fédorovna Dostoïevski, la mère de l'écrivain, frappe le regard. Elle avait six ans de moins que celle de Raskolnikov (qui a quarante-trois ans dans le roman) lorsqu'elle mourut – dans sa trente-septième année ; c'est ainsi que Dostoïevski l'a conservée dans sa mémoire. Tandis qu'il se montrait beaucoup plus réservé vis-à-vis de son père, M. A. Dostoïevski, on sait combien il aimait sa mère : toute sa vie, l'écrivain s'est souvenu avec reconnaissance de son image lumineuse, et peut-être n'est-ce pas un hasard s'il insuffle justement dans l'âme de Raskolnikov sa propre relation à sa mère. Ce dernier a vingt-trois ans dans le roman, sa mère quarante-trois. En comparant ces chiffres avec l'âge de la mère de Dostoïevski, nous en déduisons que si Marie Fédorovna Dostoïevski avait vécu jusqu'au moment où son fils atteignait ses vingt-trois ans, elle aurait eu le même âge que la mère de Raskolnikov. Six années la séparent de Poulkéria Alexandrovna Raskolnikova : ce sont ces mêmes années que Dostoïevski a vécu entre la mort de sa mère (1837) et le moment où il fit ses débuts littéraires, alors en qualité de traducteur.

Ce dessin représente le visage bon, usé, peut-être prématurément fané d'une femme épuisée par des soucis au-dessus de ses forces, qui conserve cependant une expression de clarté et de sage quiétude. Dostoïevski souligne les petites rides qui entourent les yeux et la bouche, esquissant un sourire bienveillant, un petit nez, des cheveux clairs parsemés, de hauts sourcils. Nous pouvons comparer ce dessin avec le portrait littéraire de Poulkéria Alexandrovna Raskolnikova dans Crime et châtiment : « Même si [elle] avait déjà quarante-trois ans, son visage gardait toujours des restes de sa beauté passée et, qui plus est, elle paraissait bien plus jeune que son âge, ce qui est presque toujours le cas pour les femmes qui conservent une clarté d'esprit, une fraîcheur d'impression et un enthousiasme du cœur jusqu'à leur vieillesse...

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Fig. 3 : « Calligraphie », deuxième cahier de notes relatives aux Démons (29 mars/10 avril 1870-1er/13 mai 1871).

Ses cheveux commençaient à grisonner et à tomber, de petites rides rayonnantes étaient apparues depuis longtemps à côté de ses yeux, ses joues s'étaient creusées et asséchées sous l'effet des soucis et des douleurs et, malgré tout, son visage restait splendide. C'était le portrait du visage de Douniétchka, mais vingt ans plus tard, et à part, également, l'expression de la lèvre inférieure qui, chez elle, n'était pas proéminente. »3 L'expression de bonté et de clarté de ce visage de femme représenté par Dostoïevski concorde parfaitement avec les traits, mais aussi avec l'esprit de toute la description plus tardive dans le portrait littéraire de l'héroïne. La « lettre de la mère », texte écrit à côté de ce dessin, comme toute l'histoire de la création du roman Crime et châtiment, témoigne du rôle important que joua la relation de Raskolnikov à sa mère et à sa sœur dans la constitution de l'intrigue – les mobiles du meurtre étaient pour une bonne part (surtout dans la première rédaction) définis par le désir de sauver sa mère et sa sœur comme l'écrivit Dostoïevski dans sa lettre à Katkov. Cette relation est fondamentale dans la formation du sujet du roman : ce sont les souffrances de la mère et de la sœur qui justifient la possibilité du meurtre aux yeux du héros, c'est ce lien qui oriente sa recherche éthique et philosophique et ce sont leurs réactions qui déterminent ses actes.

D'où la présence, qui ne doit rien au hasard, d'un autre portrait de femme qui, conformément à la logique de toute la composition graphico-verbale de Dostoïevski, devrait représenter le visage d'Avdotia Romanovna, la sœur de Raskolnikov.

Dostoïevski dessine un visage allongé, régulier, dont l'ovale tendre est souligné par les boucles blondes des cheveux. Les traits du visage sont dessinés d'un geste appuyé de la plume, ce qui confère une grande expressivité au dessin. Dostoïevski atténue quelque peu les caractéristiques du portrait, transmises habituellement avec force et vérité ; seuls, peut-être, le tracé des lèvres et le front haut indiquent quelques particularités. En le comparant avec la description littéraire du visage de Dounia dans Crime et châtiment, nous pouvons nous convaincre de la similitude de représentation entre l'héroïne du roman de Dostoïevski d'une part, et les deux dessins précédents de l'écrivain, d'autre part, qui indique leur parenté. « Avdotia Romanovna était d'une beauté remarquable – haute, étonnamment droite, forte, sûre d'elle-même, ce qui apparaissait dans chacun de ses gestes et qui, du reste, ne privait en rien ses mouvements de douceur ni de grâce. Par son visage, elle ressemblait à son frère, mais on pouvait dire que c'était une beauté. Ses cheveux étaient châtain foncé, un peu plus clairs que ceux de son frère : ses yeux presque noirs, étincelants, fiers et, en même temps, parfois, par instants, d'une bonté incroyable. Elle était pâle, mais sa pâleur n'était pas maladive ; son visage éclatait de fraîcheur et de santé. Sa bouche était un peu petite et sa lèvre inférieure, fraîche, incarnate, s'avançait imperceptiblement, de même que le menton – seule irrégularité de ce visage splendide qui lui donnait, pourtant, une vie toute particulière, et entre autres, comme de l'arrogance. L'expression de ce visage était toujours plus sérieuse que joyeuse. »4

Derrière l'image de cette belle jeune fille, dans son incarnation littéraire comme dans sa représentation graphique, se cache la « figure » de l'héroïne du roman, fière, exceptionnellement inspirée et d'une grande pureté morale. Dostoïevski souligne la ressemblance entre la fille et la mère, la familiarité globale des traits des trois membres de la famille Raskolnikov, incarnée dans son œuvre. À la différence des deux dessins précédents, Dostoïevski ne cherche pas à individualiser la représentation de la jeune fille, à mettre en valeur certains traits de son visage (à l'exception des lèvres et du menton) ; il dessine l'image quelque peu abstraite d'une belle nature féminine, moralement pure. Ce type féminin « positivement beau » était toujours relié dans la conscience de l'écrivain à la célèbre « Madone de la chapelle Sixtine » de Raphaël – l'œuvre peinte préférée de Dostoïevski. On remarque en effet dans ce dessin une certaine ressemblance avec le tableau de l'artiste italien, qui s'explique peut-être par le fait que toutes les images positives de femmes dans Crime et châtiment sont créées par l'écrivain tandis que son regard est constamment tourné vers ce visage de Madone. Cela concerne particulièrement Dounia Raskolnikova et Sonia Marméladova, peut-être aussi Ciacia, l'héroïne qui n'apparaît que dans les premières ébauches du roman. Svidrigaïlov parle constamment de la Madone de Raphaël à Raskolnikov, et selon ce principe d'analogie avec la figure du célèbre tableau, il choisit la prochaine victime de ses intentions luxurieuses : il évoque l'une d'elles, une jeune fille de seize ans. « Et vous savez, un genre de minois comme la Madone de Raphaël » insiste-t-il, en le raillant ouvertement.

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Fig. 4 : Plan en trois parties de Crime et châtiment (deuxième rédaction – «  Au réveil »), représentation de Rodion Raskolnikov, de sa soeur Avdotia Romanovna, et de sa mère Poulkéria Alexandrovna Raskolnikovna (août-septembre 1865).

Car c'est Dounia, la sœur de Raskolnikov, elle aussi très proche par ses qualités spirituelles de l'image du type féminin idéal de Dostoïevski, qui constitue le second objet de distraction de Svidrigaïlov. Dès le début de la formation de l'image de ce personnage, l'écrivain le définissait comme une « nature jouissive » : « Accès de violence et de passion... Une soif démesurée et inassouvie de jouissances... Jouissances aristocratiques d'un grand raffinement, à côté d'autres, bestiales, justement parce qu'une bestialité démesurée rejoint la finesse (tête décapitée). Jouissances psychologiques. Jouissances criminelles. Jouissances du repentir, du monastère (le jeûne impitoyable et la prière). Jouissances misérables (la mendicité). Jouissances de la Madone de Raphaël, jouissance du vol, du brigandage, du suicide... »5

On peut considérer cette note de Dostoïevski dans le même cahier comme un court résumé du caractère du futur personnage de Svidrigaïlov. En projetant la scène future du roman, au moment où Dounia Raskolnikov tire sur son bourreau (à la demande de Svidrigaïlov lui-même), Dostoïevski écrit : « Je vais tirer. Svidrigaïlov. Je sais que vous allez tirer – jolie petite bête. À Raskolnikov. Vous n'imaginez pas ce que c'est que la courtoisie avec toutes ces bêtises (sa fiancée, qu'il compare à la Madone de Raphaël). »

Peut-être est-ce selon cette même logique qui consiste à déclencher la collision des contraires, en l'occurrence, la beauté morale, qui vit sous une forme ou une autre dans tous les Raskolnikov, avec la « convoitise larvesque » répugnante, incarnée dans le roman par Svidrigaïlov, que Dostoïevski dessine encore un autre visage, s'opposant brusquement aux trois précédents par toute une série d'indices. Sa position, en haut à gauche, montre qu'il a été tracé en dernier, peut-être juste avant que le plan du roman ne soit inscrit à sa droite. Nous découvrons un visage masculin aux chairs flasques, comme comprimé dans un ricanement cruel et rusé : les yeux plissés, les lèvres fines, qui s'écartent en un rictus insolent, un menton gros et gras. La ligne, tracée de la main de Dostoïevski, séparant le dessin du texte, après avoir marqué un angle droit, descend jusqu'à atteindre le portrait de la jeune fille. Ce n'est pas une ligne au hasard : à en juger par sa pointe inférieure en courbe, Dostoïevski l'a conduite consciemment jusqu'à ce dessin, immobilisant sa plume. La signification de la ligne droite tracée par l'écrivain d'un croquis à l'autre se dévoile en outre dans la contradiction entre l'idée d'un être cruel, insolent et sans morale, personnifiée par Svidrigaïlov et celle du « bon-beau-vrai », incarnée par les deux héroïnes du roman – DouniaRaskolnikova et Sonia Marméladova, la seconde d'ailleurs devenant victime de la première.

Sur l'esquisse graphique du « visage de l'idée » de Svidrigaïlov, on peut lire (ce fait est rare chez Dostoïevski qui ne recouvre jamais ses dessins de notes – dans le cas présent, une telle inscription nous donne à comprendre la cohérence des textes graphiques et verbaux, réunis en un seul espace) : « Souvenirs fugitifs de ce qu'il a vu dans l'enfance ; le cheval qu'ils ont fouetté dans son enfance, le veau qu'ils ont égorgé, le courrier d'État. » Dans un autre cahier de notes, Dostoïevski insiste à nouveau sur l'épisode du courrier comme l'un des plus importants souvenirs d'enfance de Raskolnikov, associé dans sa conscience aux idées de cruauté et de violence. Plus tard, dans son Journal d'un écrivain, il racontera en détail ces deux souvenirs bouleversants : scènes de folie où le cocher est roué de coups par le courrier militaire, et où le paysan mène son veau en charrette jusqu'à l'abattoir, mais comme la route est bosselée et que la charrette est fortement secouée, pour plus de confort il installe sous lui le pauvre animal en guise de coussin : ça ne fait rien – puisqu'on va le saigner, comme on dit.

Dostoïevski qualifie la « scène du courrier » comme l'un de ses souvenirs de jeunesse les plus violents et bouleversants. Il avait seize ans lorsqu'il emprunta avec son père et son frère la grande route bien connue Moscou-Saint-Pétersbourg, pour faire son entrée à l'École d'Ingénieurs. À l'un des relais, tandis qu'on changeait de chevaux, il vit une troïka postale qui approchait, puis un courrier qui en sortit en complet uniforme. « C'était un grand gaillard au visage pourpre, d'une corpulence et d'une force extraordinaires. » « À chaque relais, me dit alors le cocher, les courriers comme lui avalent toujours un petit verre. » « Pendant ce temps, une autre troïka, neuve, d'allure audacieuse et frivole était arrivée, et le postillon, un jeune homme d'une vingtaine d'années, en chemise rouge, un manteau de bure à la main, sauta sur le siège. Il était à peine monté que le courrier se leva et, en silence, sans dire un mot, souleva son vigoureux poing droit pour l'abattre violemment sur la nuque du postillon. Celui-ci trébucha en avant, leva le fouet, et de toutes ses forces, fouetta le limonier. Les chevaux s'élancèrent, mais cela ne modéra pas l'ardeur du courrier. Il s'agissait ici d'une technique, ce n'était pas de la colère, mais un préjugé acquis et éprouvé par une longue expérience, et le poing terrible se souleva à nouveau... et cela se poursuivit jusqu'à ce que la troïka disparaisse. Bien entendu, le postillon qui ne tenait plus sous les coups, fouettait les chevaux à tout instant et sans relâche, et les fouetta à tel point qu'ils galopaient comme des enragés. Notre cocher m'expliqua que presque tous les courriers vont ainsi. Cette image révoltante resta gravée à vie dans ma mémoire... »6, conclut Dostoïevski. Ces souvenirs d'enfance que l'écrivain transmet à son héros l'incitent à réfléchir sur l'injustice du système social existant et font naître dans son âme une protestation, qui le pousse ensuite au meurtre.

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Fig. 5 : Corrections du plan de Crime et châtiment. Introduction de l'héroïne Elisabeth. « Calligraphie » et ébauches de portraits fixant les nouvelles orientations du sujet (novembre-décembre 1865).

Le visage d'un gros homme, satisfait de lui-même, esquissant un sourire de ruse ou de méchanceté, représenté par l'écrivain tandis qu'il travaille sur le plan du roman, ne peut bien sûr pas être considéré comme une tentative à la lettre pour représenter le portrait de ce « gaillard corpulent et fort », qui avait porté un coup si cruel non seulement sur la nuque du postillon, mais aussi sur les rêveries sentimentales du jeune Dostoïevski. Ici comme ailleurs, le croquis est en premier lieu une tentative pour formuler graphiquement, physiologiquement la « figure » même de la violence cynique et sans limite – ennemi principal de l'écrivain tout au long de sa vie. Celui-ci s'efforce de trouver l'équivalent plastique et visuel de ce geste, qu'effectuent des milliers de courriers semblables à celui-ci, de trouver un visage tel qu'il serait le portrait de l'idée même de la violence, avec l'expression qui lui correspond. Dans une première rédaction, la plus ancienne, Dostoïevski considéra cependant qu'il était plus juste de préciser cet « archétype » qu'il venait de saisir sous forme de dessin, par une note indiquant le caractère autobiographique de l'image de Raskolnikov.

Dans les premières étapes du travail créatif, l'« idée » ou le « visage de l'idée » occupe une place prédominante dans le système de la forme esthétique en gestation. L'écrivain ne se contredit pas, lorsqu'il écrit par exemple à propos du roman L'Idiot qu'« il suit l'idée du roman », bien qu'il y ait « beaucoup de choses manquées, sans queue ni tête », l'essentiel pour lui étant de « venir à bout de l'idée », c'est-à-dire de trouver son incarnation adéquate dans le visage du héros. « Le visage de l'idée » se comprend alors comme un système intérieur de valeurs morales et un ensemble de caractéristiques physionomiques concrètes. L'intensité avec laquelle le héros du roman suit pleinement et précisément son idée, et se trouve « écrasé par son idée », selon l'expression de l'écrivain, dénote le degré et la qualité de ses fonctions dans la structure esthétique du roman. « Venir à bout de l'idée » signifie lui trouver un contexte, un caractère moral vivant, naturel et approprié. Le visage même du héros suit son idée aussi pleinement que le héros lui-même. C'est pourquoi le traitement physionomique du visage de l'homme est en un certain sens chez Dostoïevski le portrait de cette idée même, qui apparaît comme le centre d'une conception du monde idéale, comme le credo du héros. En poursuivant son travail sur le roman, Dostoïevski s'efforçait non seulement de méditer l'idée qui détermine les actes de son héros, mais de la « voir » également au sens littéral, se présentant à lui sous la forme d'une nature indépendante et agissante. Voilà pourquoi il était si important pour Dostoïevski de scruter le visage de son héros, de le comprendre comme une conscience indépendante de lui, comme un point de vue individuel sur le monde.

Raskolnikov-Napoléon

Le développement de l'« idée napoléonienne » dans la formation du caractère et de la vision du monde du héros exigea de Dostoïevski une révision de toute la construction du roman, de son sujet et du choix des personnages principaux, mais aussi de celle du visage moral et philosophique du héros, Rodion Raskolnikov. Au fur et à mesure que se dessine la forme finale du futur roman dans la conscience de Dostoïevski, les mobiles du crime évoluent. Les arguments du plan compassionnel et moral (aider la mère et la sœur) s'affaiblissent et deviennent secondaires. La dimension politique de cet acte s'accentue, et suggère une révolution sociale en miniature. Les nihilistes ont d'ailleurs perçu avec une grande finesse et sans le moindre doute que Crime et châtiment était une œuvre antisocialiste. Raskolnikov prend peu à peu conscience du fait que le but de ses aspirations est le pouvoir (« régner sur tous », ainsi définit-il l'essence de ses visées ultimes). Si Dieu n'existe pas, alors c'est une forte personnalité qui doit diriger – forte, c'est-à-dire impitoyable. De cette idée découle la nature même de « l'expérience » de Raskolnikov : au début c'est un moyen de trouver de l'argent ; dans la seconde version qui nous intéresse, il s'agit de vérifier en soi si l'on est capable de supporter le fardeau du pouvoir (c'est-à-dire si l'on est capable d'un meurtre).

Dans le second plan du roman, « l'épreuve » commence à jouer un rôle de plus en plus important : la conscience supportera-t-elle le poids de ce qui est arraché à l'âme du crime ? Dans l'Europe du XIXe, c'est la figure historique de Napoléon Bonaparte qui répond le mieux à ce questionnement. En méditant sur cet aspect de la formation du visage intérieur de son héros et de la reconstruction du sujet qui lui correspond, Dostoïevski s'efforçait de prendre conscience, par la représentation, de l'essence de son « napoléonisme ». La page suivante de ce cahier (fig. 7) contient deux dessins qui indiquent précisément cette orientation dans la méditation de l'écrivain. Au centre de la feuille, à ce moment encore totalement vierge, Dostoïevski représente le visage d'un jeune homme, plongé dans une grave méditation. Sa tête lasse est penchée dans un mouvement tragique, ses lèvres sont serrées et tendues, il a les sourcils froncés, les paupières baissées, des plis amers sur le menton et près du nez. C'est le visage d'un homme accablé de pénibles pensées. La similitude avec le visage du jeune Napoléon Bonaparte est évidente (lorsqu'il se trouvait au sommet de sa gloire, au début des années 1800). La rondeur des lignes, caractéristique du visage de l'empereur français, le menton volontaire, proéminent, la célèbre fossette sous la lèvre inférieure, ces traits de l'idole de Rodion Raskolnikov ne peuvent être considérés comme une simple coïncidence.

Dostoïevski écrit juste sous le dessin : « Dans le poêle, on ne remarquera pas la frange. Je me mis à rire : "Comment ai-je pu m'angoisser pour ça ?" » Il tente de se représenter ce que pense, ce qu'éprouve Raskolnikov après avoir accompli le meurtre. Déchiré dans sa conscience, il est en proie à une violente panique, celle d'être arrêté ; il n'a pas encore décidé ce qu'il devait faire de ce qu'il a dérobé, des traces du crime (la frange, maculée de sang). Et surtout ce qu'il devait faire avec sa propre conscience. Tandis qu'il est assailli par de terribles remords, il fait l'expérience de l'impossibilité de comparer son crime avec celui de Napoléon : « Napoléon, les pyramides, Waterloo – et la petite registratrice, toute maigre, répugnante, la vieille, l'usurière, avec sa malle rouge sous le lit... est-ce que Napoléon ira fouiller, n'est-ce pas, sous le lit d'une petite vieille ? »7 Raskolnikov explique à Sonia la nature de son « expérience » : « Le truc, le voilà ; une fois, je me suis posé une question comme ça : qu'est-ce qui se serait passé, mettons, si c'était Napoléon qui s'était trouvé à ma place, et que, pour commencer sa carrière, il n'avait eu ni Toulon ni l'Égypte, ni la traversée du Mont-Blanc, mais qu'au lieu de toutes ces choses très belles et très monumentales, c'est tout simplement une petite vieille ridicule, veuve d'un secrétaire de collège, qu'il aurait dû tuer, en plus de ça, pour lui faucher ses sous au fond de sa malle... bon, est-ce qu'il l'aurait fait, s'il n'y avait pas eu d'autres solutions ? »8 En réfléchissant à une autre destinée possible, à l'inverse de son choix « napoléonien », il déclare : « Mais, même si ça avait traîné comme ça, d'ici dix ans, douze ans (dans le meilleur des cas), j'aurais quand même été, je ne sais pas, instituteur ou fonctionnaire... »9

À côté du portrait de « Raskolnikov-Napoléon », Dostoïevski écrit, comme perdu dans ses pensées, en lettres calligraphiées, exécutées d'un seul trait de plume : « Lieutenant. Dostoïevski. » Cette inscription est le second élément apparu sur la feuille. Et le fait que les dessins et la grande calligraphie, qui exigent toujours des surfaces vierges et dégagées, soient enserrés ici par les petites lettres cursives du texte qui les entourent, indique que les notes sont venues après.

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Fig. 6 : L'une des premières esquisses du visage du héros Rodion Raskolnikov dans Crime et châtiment (août 1865).

En méditant sur le possible destin de son héros ayant décidé d'abandonner sa carrière de fonctionnaire, Dostoïevski se souvenait sans doute de sa propre décision de démissionner, alors qu'il était un ingénieur militaire de vingt ans (l'âge de Raskolnikov) – ce qui effraya tout son entourage, parfaitement convaincu de la stupidité d'un tel acte. Dostoïevski démissionna alors qu'on lui attribuait le grade supérieur, qui était justement celui de lieutenant. C'est dire que cette « nomination militaire » a un caractère paradoxal : Dostoïevski n'a pas servi un seul jour sous ce titre, puisqu'il en fut gratifié au moment où il présentait sa démission. « Lieutenant Dostoïevski » signifie : l'homme de lettres, ayant rompu avec sa carrière militaire. D'ailleurs, devenu simple soldat lorsqu'il était en relégation, il fit à nouveau carrière militaire en devenant sous-lieutenant. On se souvient des mots de Porphyre Pétrovitch, adressés à Raskolnikov, traitant Napoléon de simple officier ayant remarquablement servi, et rien de plus. Il se dit en lui-même : « J'aurais servi dans l'armée, oui vraiment. Je ne serais peut-être pas devenu un Napoléon, mais un major, hé, hé, hé ! », ce qui correspond finalement à la position de Dostoïevski lui-même dans sa relation au « napoléonisme ».

Le portrait du jeune homme, incarnant graphiquement l'« idée napoléonienne du héros », nous livre le résultat des réflexions créatrices de Dostoïevski en ce qui concerne le futur développement du sujet de l'œuvre, défini par ce qu'il a pu découvrir de neuf dans la « figure » de son personnage. Sous le titre « Remarques » il écrit : « 1- Il n'a pas jeté un regard sur la bourse. 2- Il a abdiqué si vite : pourquoi donc ai-je tué ? 3- Comment un acte si grave a été commis si légèrement. »10 Ces questions semblent torturer l'homme dont Dostoïevski a représenté le visage, dans sa tentative de « scruter l'âme » de son héros. Tandis qu'il dessine son visage, l'écrivain ne se contente pas de l'objectiver, en lui conférant une indépendance, en l'érigeant comme une image visible, concrète, il s'efforce aussi de créer la « figure » de son idée – telle est l'essence de la création du portrait du héros. À chaque nouveau trait de plume qu'il ajoute, Dostoïevski ébauche dans sa conscience la figure du héros, dont le reflet surgit dans le dessin achevé. Le dessin ne constitue pas pour l'écrivain une concrétisation exacte de ce qui est représenté, mais bien plutôt un effort d'observation continu au fil des traits de la plume, une analyse physionomique permanente. Dessiner, c'est poser une question qui sera résolue par l'intrigue.

Le second portrait issu de l'activité graphique littéraire de Dostoïevski apparaît un peu plus bas que le premier. Il est de petit format, « secondaire », puisque inscrit sur une feuille qu'occupent déjà un autre dessin et peut-être des notes. C'est le visage épais et large d'un homme d'âge moyen, absorbé dans une méditation profonde, dont l'exécution exprime le recueillement en soi (un trait de style tout à fait propre à la manière de Dostoïevski dessinateur). Ce portrait rappelle de façon éloquente le visage d'Honoré de Balzac, l'un des écrivains les plus appréciés de Dostoïevski, son « compagnon de toujours ». Le futur auteur des Pauvres gens a débuté son parcours littéraire par la traduction du Père Goriot, qu'il a lu pour la première fois lorsqu'il était encore à Moscou, dans la revue La Bibliothèque de lecture. À Saint-Pétersbourg déjà, Dostoïevski, alors jeune sous-officier de l'École d'Ingénieurs, avait consacré les vacances d'été de 1838 à relire presque tout Balzac, ainsi qu'il en fait part à son frère.

Il faut se souvenir que l'un des événements les plus importants de la vie littéraire du Saint-Pétersbourg des années quarante fut la venue d'Honoré de Balzac. Cela n'échappa pas bien entendu à l'attention de Dostoïevski, qui vivait déjà de passions littéraires, avant même de devenir écrivain professionnel. À cette époque, D. B. Grigorovitch, camarade de lycée et ami proche de Dostoïevski (qui était aussi son voisin) relate le déroulement de l'une des célébrations en l'honneur de Balzac, organisée par la jeunesse dans un théâtre pétersbourgeois. Il est tout à fait probable que Dostoïevski ait assisté à ce triomphe, lui qui pendant ces années était passionné, entre autres, de théâtre. C'est en effet après la visite de Balzac à Saint-Pétersbourg que Dostoïevski se lance dans une traduction d'Eugénie Grandet, son premier travail littéraire. « La durée de cet engouement est surprenante », écrit L. P. Grossman. « Trente ans après sa première rencontre avec Balzac, ayant survécu à l'échafaud, au bagne, au service militaire, à la destruction de ses revues, l'écrivain vieillissant et déjà célèbre, qui se trouve alors dans Florence silencieuse, entre dans une salle de lecture russe pour lire les derniers numéros des journaux en provenance de son pays. Il découvre là par hasard l'ensemble des romans de Balzac. Et malgré le travail urgent, le besoin, les dettes [...], lui qui approchait déjà la soixantaine, se plonge à nouveau, comme dix-sept ans auparavant, dans ces pages surprenantes. Et dans ses derniers romans, des ratures et des remarques isolées rendent à nouveau perceptible cette émotion avec laquelle Dostoïevski grisonnant relut [...] son premier maître. »11

Pendant les quarante années de son activité littéraire, Dostoïevski reprenait sans cesse Balzac, s'enthousiasmant pour lui, tout en le contestant. En méditant sur trois questions essentielles qui déterminent le caractère du héros et le développement futur du roman Crime et châtiment, Dostoïevski s'est souvenu de la décision prise par le frère spirituel de Raskolnikov, son prototype direct – Rastignac. On sait comment le héros de Balzac résout la « question » du bien-fondé du meurtre en vertu des « millions » : tout en refusant de reconnaître une moralité à ce crime, et alors même que le meurtre a été commis, il emporte ses « millions ». Raskolnikov, par la volonté de son auteur, agit de la façon inverse, c'est-à-dire qu'il reconnaît la justification et même la nécessité du meurtre au nom de son « idée » ; pourtant en l'accomplissant, il ne prend pas les « millions ». La divergence de comportement entre Raskolnikov et Rastignac avant et après le crime peut se déduire des trois points cités plus haut, qui concordent avec les trois « Remarques » de Dostoïevski inscrites sur la partie supérieure de la page.

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Fig. 7 : Nouveau plan de Crime et châtiment (troisième et dernière rédaction), esquisse du visage d'un jeune homme ayant les traits de Napoléon Bonaparte (automne 1865).

Tout en se basant sur l'expérience artistique et philosophique de son grand maître, Dostoïevski discute cependant avec lui, pour remanier sa propre conception de ce même thème, et fixer d'une façon originale le caractère du héros.

On peut découvrir en germe l'idée de Rodion Raskolnikov dans les pages de La Comédie humaine de Balzac. Le débat intérieur de Raskolnikov sur les fondements de l'univers renvoie au fameux dilemme de Rastignac : les « millions » ou une tout autre vie. Dostoïevski représente le visage de Napoléon, aux traits fins et presque capricieux, les lèvres obstinément serrées, les petits yeux vifs, le regard perçant, avec de profondes rides sur le front et autour de la bouche ; quoique lisses et sans expression, cet ensemble de traits transmet les réflexions douloureuses du héros. C'est le visage d'un homme qui, ayant rencontré son idée, est prêt en son nom à tous les tourments – « il se tiendra debout le sourire aux lèvres à contempler ses bourreaux », c'est ainsi que Porphyre Pétrovitch définit ce trait de caractère de Raskolnikov-Napoléon.

Un peu plus bas que le portrait de Balzac, qui ressemble plutôt à une caricature, Dostoïevski ajoute d'une écriture pressée cette remarque : « Tout s'accélère. L'événement. Puis commence l'altération. Psychologie personnelle... Il a trouvé la bourse. "Car cette bourse, je l'avais alors déposée, pour ne jamais la prendre, et pourtant je l'ai bien prise". »12 Dostoïevski expérimente aussi la voie de Rastignac pour son héros – « il a pris la bourse » – en dépit de son principe et de sa promesse. Et voici une autre résolution du thème encore plus proche de celle de Balzac : « Cruauté froide. Calcul. À quoi bon se détraquer les nerfs ? Il a pris la bourse. » La solution définitive de l'énigme artistique a cependant penché en faveur d'une « psychologie personnelle », signifiant ainsi le succès de l'écrivain dans sa recherche d'une solution esthétique au caractère complexe du « héros-idéologue » qu'il a lui-même conçu.

La perspective éthique qui traverse les diverses rédactions de Crime et châtiment évolue de l'une à l'autre, donnant chaque fois naissance à une nouvelle nécessité de « scruter » le visage du héros. L'auteur s'est de plus en plus éloigné de son héros, qui devient une conscience non seulement distincte de la sienne, mais qui plus est, étrangère, qu'il ne comprend pas toujours dans le déroulement des événements. Au fur et à mesure qu'il se sépare de son héros, il peut se concentrer sur « la psychologie personnelle » de celui-ci. Ce degré d'indépendance du héros par rapport à l'auteur était pour Dostoïevski l'un des indices de la haute valeur esthétique du roman. Il écrivit à propos d'Anna Karénine : « Le visage de Lévine lui-même, tel que l'a représenté son auteur, je ne le confonds cependant nullement avec celui de l'auteur. » Dostoïevski s'est efforcé de donner une autonomie maximale à son héros, et à ce titre, l'expression graphique lui a permis d'échapper à un point de vue étroit et protecteur sur le héros, en le transférant dans le cadre de la conscience, en faisant de lui un objet d'observation et d'analyse extérieure.

Traduction par Caroline Bérenger

Bibliographie

Sur les dessins de Dostoïevski

Ouvrage

Barsht Konstantin, Risunki v rukopicjax Dostojevskogo (Les dessins dans les manuscrits de Dostoïevski), Formika, Saint-Pétersbourg, 1996, 319 p.

Articles

Barsht Konstantin

– « Ce que Dostoïevski dessinait », Literaturnaja Rossia (La Russie littéraire), n° 4 , Octobre 1978.

« Dessins des grands écrivains », V mire knig (Le monde des livres), n° 7, 1980.

« Semipolatinsk », « Littérature », « Pétersbourg »…, « Histoire de l'un des dessins de Dostoïevski », Prostor (L'Espace), n° 2, 1981.

« Les dessins de F. M. Dostoïevski », Neva, n° 7, 1981.

– « Autoportraits de Dostoïevski », Vecerny Leningrad, n° 152, Juillet 1981.

« Ceci est le compte rendu psychologique d'un crime », Aurora, n° 8, 1981.

« La science la plus intéressante », Literaturnaja Rossia, n° 33 (969), Août 1981.

« Dostoïevski dessine Pierre Le Grand », V mire knig (Le monde des livres), n° 10, 1981.

– « Les dessins de Dostoïevski », Literaturnaja Gazeta (Journal littéraire), n° 43, Octobre 1981.

« La calligraphie de Dostoïevski », Neva, n° 12, 1981.

« Les notes calligraphiques de Dostoïevski », V mire knig, n° 2, 1983.

« Pourquoi Dostoïevski dessinait-il ? », Znaniye Sila, n° 3, 1983.

– « Une page de cahier de Dostoïevski », Literaturnaja Rossia (La Russie littéraire), n° 30, Juillet 1983.

– « Entre les lignes d'un cahier », Neva, n° 10, 1983.

« Les dessins de Dostoïevski », Le scénario du film, Studio Lennauchfilm, 1983.

« Les dessins d'architecture de Dostoïevski », in Problèmes de synthèse des arts et de l'architecture, n° 17, Leningrad, 1984.

– « Les motifs gothiques chez Dostoïevski », Neva, n° 10, 1984.

Notes

1  Dostoïevski F. M., Pis'ma v ceterex tomax (Lettres en quatre volumes), Moscou, 1928, t.1, p. 418.

2  Dostoïevski F. M., Polnoe sobranie socinenij v tritsatyx tomax (Œuvres complètes en trente volumes), Moscou, 1976, T7, p. 76-77. NB.  On indique pour les notes suivantes le tome et la page.

3  PSS, T6, p. 158 (Traduction française par André Markowicz, Actes Sud (coll. Babel), 1996, t.1, p. 354).

4  PSS, T6, p. 157 (Traduction française, t.1, p. 356).

5  PSS, T7, p. 158.

6 Dnevnik picatelja za 1876 (Journal de l'écrivain de 1876), Janvar', gl. III, razd. I, PSS, T22, p. 26-29.

7  PSS, T6, p. 211 (Traduction française, t.1, p. 471).

8  PSS, T6, p. 319 (Traduction française, t.2, p. 244).

9 Ibid.

10  PSS, T7, p. 77.

11  Grossman L. P., Biblioteka Dostojevskogo (La Bibliothèque de Dostoïevski), Odessa, 1919, p. 28, 37.

12 Ibid., p. 7, 78.

Notes de bas de page ast´risques:

*  Dans le corps de l'article, les noms propres sont donnés dans la transcription française adoptée par le traducteur A. Markowicz ; on a utilisé la transcription des slavistes dans la zone de notes pour ce qui concerne les titres d'ouvrages (N.D.T.).

Résumé

Les cahiers de travail de Dostoïevski comportent de nombreux dessins, témoins de la méthode de travail du romancier. L'élaboration et la mise en forme de « l'image intégrale » de l'œuvre requièrent chez lui l'intervention du graphisme, sous trois espèces bien caractérisées : le portrait, l'esquisse architecturale et la calligraphie. L'expression graphique précède et accompagne les processus de conception et de verbalisation. La genèse de Crime et châtiment permet d'analyser le fonctionnement de cette « idéographie créatrice ». Dès les premiers plans (1864-1865), des portraits apparaissent, supports de la conception des personnages. On y distingue des représentants de la mythologie personnelle de l'écrivain (Balzac, Napoléon), ainsi que des autoportraits, doublés de calligraphie du nom de l'auteur. Pour Dostoïevski, incarner « l'idée », c'est d'abord lui donner un visage, que celui-ci soit familier ou mythique. Les notes viennent ensuite cerner, préciser et développer l'image première, à mesure que l'auteur construit le récit en objet autonome.

Abstract

Dostoevsky's notebooks include numerous drawings, bearing witness to how the novelist went about his work. Elaborating and giving form to the « central image » of his writing necessitate recourse to a graphic dimension, of three characteristic types : portraiture, architectural sketching and calligraphy. Graphic expression precedes and accompanies the processes underscoring conception and verbal creativity. The genesis of Crime and Punishment allows analysis of how this « creative ideography » functions. As early as the first drafts (1864-1865) portraits appear, backing up conceptions of characterisation : representatives of the writer's personal mythology (Balzac, Napoleon) can be identified, in addition to self-portraits, which also bear in fine hand the author's name. In Dostoevsky's view, giving substance to an « idea » is first and foremost to give it a facial identity, whether the latter be familiar or mythical. The notes turn subsequently to circumscribing, specifying and developing the initial image, as the author gives independent status to his emerging narrative.

Zusammenfassung

Die zahlreichen Zeichnungen in Dostojewskis Arbeitsheften sind Zeugen der Arbeitsweise des Romanciers. Erarbeitung und Formgebung des « Gesamtbildes » des Werkes bedürfen der graphischen Darstellung in drei charakteristischen Gattungen : Portrait, Architektur-Skizze und Kalligraphie. Diese graphische Ausdrucksweise bereitet den Prozeß des Konzipierens und Verbalisierens vor und begleitet ihn. In der Genese von Schuld und Sühne kann gezeigt werden, wie diese « schöpferische Ideographie » funktioniert. Mit den ersten Plänen (1864-1865) treten als Konzeptionsträger der Romanfiguren sogleich Portraits auf, die sich unterscheiden in Vertreter der persönlichen Mythologie des Dichters (Balzac, Napoleon) und in Selbstportraits, die der Name des Autors in Schönschrift begleitet. Für Dostojewski bedeutet die Verkörperung der « Idee », ihr zunächst ein, sei es vertrautes oder mythisches, Gesicht zu geben. Die Notizen erfassen, präzisieren und entwickeln dann das erste Bild im selben Zuge, in dem die Erzählung eine selbständige Gestalt bekommt.

Riassunto

I quaderni di lavoro di Dostoevskij contengono numerosi disegni, testimoni del metodo di lavoro del romanziere. L'elaborazione e formalizzazione dell'« immagine integrale » dell'opera, richiedono per Dostoevskij l'intervento della grafica in tre modi ben distinti : il ritratto, lo schizzo architettonico, la calligrafia. L'espressione grafica precede ed accompagna il processo di concezione e verbalizzazione. La genesi di Delitto e castigo permette di analizzare il funzionamento di questa « ideografia creatrice ». Fin dai primi piani (1864-1865), a supporto del concepimento dei personaggi, appaione dei ritratti. Vi si distinguono i rappresentanti della mitologia personale dello scrittore (Balzac, Napoleone), così come degli autoritratti, accompagnati dal nome dell'autore. Per Dostoevskij, incarnare « l'idea », vuol dire innazitutto darle un volto, che sia familiare o mitico. Gli appunti verranno in seguito a circondare, precisare e sviluppare la prima immagine, man mano che l'autore costruisce il racconto come un oggetto autonomo.

Pour citer cette page

Konstantin Barsht, «Dostoïevski : le dessin comme écriture», [En ligne],
Mis en ligne le: 25 février 2008
Disponible sur: http://www.item.ens.fr/index.php?id=223406.

Notice bibliographique

Konstantin Barsht," Dostoïevski : le dessin comme écriture", Genesis 17, 2001 (p. 113-129)