lundi 18 mars 2013

L'eclectisme en Architecture

C'est en 1817 que Victor Cousin donna son sens moderne au terme « éclectisme » (issu du grec eklegein, choisir), soit quelques décennies après la Révolution française. Pour l'historien de l'architecture Vincent Scully, l'éclectisme, que préfigure en 1782 le hameau de Marie-Antoinette, est l'art du réfugié, le syncrétisme apolitique qui s'oppose aux enthousiasmes romantiques de Boullée et de Ledoux (Marx ne disait-il pas que les époques de transformations rapides sont précisément celles où les hommes se raccrochent le plus
craintivement à leur passé ?). En ce sens, tout le XIX ième siècle architectural pourrait être dit éclectique, si l'on admet que les références à l'art du passé constituent son principal ressort : même le plus rationaliste des théoriciens d'alors, Viollet-le-Duc, se croit obligé de prendre le gothique pour exemple et de mouler ses concepts révolutionnaires d'ossature dans des schémas de cathédrale.

C'est en fait la réaction contre cette tentative multiforme de se réapproprier les styles historiques (que le modèle fût Byzance, la Grèce, le gothique, le roman ou la Renaissance) qui donna négativement une cohérence à cette diversité. Contemporain et ami de Loos, et partageant son jansénisme esthétique, Robert Musil parle ainsi du xixe siècle dans L'Homme sans qualités : « Le siècle qu'on venait d'enterrer n'avait pas spécialement brillé par sa seconde moitié. Il s'était montré adroit dans le domaine de la technique, du commerce et de la recherche, mais, en dehors de ces foyers d'énergie, calme et menteur comme une eau dormante. On avait peint comme les vieux maîtres, écrit comme Goethe et Schiller, bâti dans le style gothique ou Renaissance. L'exigence d'idéal pesait sur toutes les manifestations de la vie comme une préfecture de police. Mais en vertu de cette loi secrète aux termes de laquelle aucune imitation n'est permise à l'homme si elle ne s'accompagne d'un excès [souligné ici], tout se faisait alors avec une méthode dont les modèles tant admirés n'auraient jamais été capables, méthode dont on peut voir les traces aujourd'hui dans nos rues et dans nos musées. » Or, son opprobre, sans le vouloir, dit l'intérêt de l'éclectisme : que celui-ci dans ses meilleures réalisations s'accompagne d'un surplus d'imitation qui contredit (comme dans la peinture dite hyperréaliste) la volonté mimétique. On s'aperçoit alors que loin d'être la simple redondance béate que tout le mouvement moderne, de Sullivan à Le Corbusier, aura détesté en lui, il propose une théorie implicite de l'histoire et des transformations historiques. Piranèse aura été, d'une certaine manière, le premier éclectique, en introduisant dans le débat architectural la temporalité contradictoire, plurielle, contre la conception linéaire et normative du retour idéalisé à l'antique.

De même, par son refus de la mythologie simple du progrès sur laquelle s'est édifiée l'architecture héroïque du xxe siècle, l'architecte Robert Venturi, revenant à l'éclectisme du xviiie et du xixe siècle, peut préférer le « à la fois » au « ou » exclusif en architecture, se moquer du purisme d'un Mies van der Rohe (less is a bore) et déclarer, dans De l'ambiguïté en architecture (qualifié à juste titre par Vincent Scully de « texte le plus important de la théorie de l'architecture depuis Vers une architecture de Le Corbusier ») : « Ce que j'aime des choses c'est qu'elles soient hybrides plutôt que „pures“, issues de compromis plutôt que de mains propres, biscornues plutôt que „sans détours“, ambiguës plutôt que clairement articulées, aussi contrariantes qu'impersonnelles..., conventionnelles plutôt qu'„originales“, accommodantes plutôt qu'exclusives, redondantes plutôt que simples, aussi antiques que novatrices, contradictoires et équivoques plutôt que claires et nettes. À l'évidence de l'unité je préfère le désordre de la vie [...]. Une architecture est valable si elle suscite plusieurs niveaux de signification et plusieurs interprétations combinées. » Par-delà le ton claironnant du manifeste, les déclarations de Venturi sont l'indice d'un changement d'appréciation de l'architecture après un demi-siècle de dogmatisme moderniste : l'humour intervient désormais dans les rapports que les historiens entretiennent avec leur objet, et avec lui se fait jour une conception plus diversifiée de la temporalité historique.

Ce n'est pas un hasard si, après le silence du mépris, des expositions ont été organisées dès les années 1970 et si des livres ont été consacrés, au même moment, à l'architecture « des Beaux-Arts », c'est-à-dire sur ce que l'on pourrait dénommer, s'il était possible de lui donner une identité, l'éclectisme même. La réhabilitation de ce dernier a engendré un nouvel académisme du bricolage excentrique comme en témoigne le projet de Philip Johnson pour l'immeuble de A.T. & T. (1986), à New York. La force dialectique de l'éclectisme risquerait alors d'être annulée, si le postmodernisme ne faisait que prendre la place de la puritaine architecture de prestige qu'il dénonce. L'éclectisme pourra tout aussi bien endiguer la crise actuelle de la production architecturale que l'accélérer : changeant constamment de fonction et de statut, il reste au cœur du débat architectural.

Texte de Yve-Alain Bois (L'encyclopédie)