On parle de démarche en sociologie pour indiquer non pas une suite
balisée d'opérations répertoriées par la littérature méthodologique
(observations conduisant à des questions, puis recueil de données, choix
d'un cadre théorique, hypothèses, vérification, discussion des théories
alternatives...), mais plutôt une façon de voir, un regard et une
écoute, bref une posture qui se distingue par le point de vue pris sur
les choses. Cette posture est un préalable fondamental qui est très
inégalement accessible, d'une part, en fonction des époques et de l'état
des savoirs, et, d'autre part, en fonction de la position occupée dans
la société : pour observer le réel, il faut d'abord pouvoir prendre du
recul par rapport aux routines et aux évidences de la vie ordinaire, ce
qui suppose d'avoir fait l'expérience de leur contingence, de leur
relativité historique. Une telle disposition sociologique, loin d'être
un apanage de corporation, est présente chez plusieurs individus souvent
en porte à faux, par exemple chez un romancier comme Marcel Proust
lorsqu'il décrit les différences entre groupes sociaux dans les formes
de sociabilité ou dans les manières de s'exprimer, et lorsqu'il montre
les effets sur les individus de l'ascension ou du déclin de ces groupes.
La démarche du sociologue combine cette sensibilité aux différences
avec une visée de scientificité. Sans vouloir enfermer la science
sociale dans un ensemble de propositions définissant sa nature ultime,
on peut, sur deux points au moins, se prononcer à coup sûr : elle
pratique selon des procédures publiques et contrôlables d'analyse, de
démonstration et de vérification, et elle dispose d'un domaine d'objets
qui lui est propre. On doit pouvoir la distinguer de genres tels que la
philosophie sociale, le prophétisme sociopolitique (ou religieux),
l'essayisme, le reportage, la représentation statistique brute, dans la
mesure où elle se défie autant des généralités vagues, sans contenu
défini et testable, que de simples comptes rendus visant à décrire le
réel, mais sans portée générale. Le souci de rigueur – faut-il le
préciser ? – n'est pas incompatible avec ce que Charles Wright Mills
appelait « l'imagination sociologique », le refus des sentiers battus et
l'exploration d'objets et de problèmes nouveaux.
I - Sociologie et rationalité
Contre ceux qui s'empressent de mettre en avant le fossé entre les sciences de la nature et les sciences de l'homme,
il faut soutenir que celles-ci, quelle que puisse être la façon de
penser leur (incontestable) spécificité, relèvent d'un régime commun de
rationalité.
La sociologie est située, selon Max Weber, du côté des « sciences
généralisantes » : elle s'occupe de lois, de types, s'appuie sur la
validité du raisonnement statistique, etc. L'accord semble large
aujourd'hui pour reconnaître le caractère constructif de la science :
loin de dériver de sensations, d'impressions, qui ont certes pu jouer un
rôle dans l'observation de récurrences remarquables et dans
l'apparition de questions, l'activité scientifique consiste dans
l'effort pour soumettre un ordre de phénomènes à une architecture de
propositions générales qui contient à la fois une représentation des
objets et un programme de recherche suggérant des hypothèses, des
procédures d'observation, des comparaisons. On voit mal comment la
sociologie pourrait se dispenser de mettre en évidence des régularités,
et ce en un triple sens : comme données observables (par exemple,
décroissance de la part de la consommation alimentaire avec le revenu),
comme lois (variations réglées entre le niveau de revenus et la
composition du budget) et comme invariant formel qui permet de rapporter
une grande diversité de phénomènes à une même logique (le goût
bourgeois). Le travail de généralisation, en sociologie comme en
d'autres domaines, implique une recherche de principes rendant compte,
de façon économique et féconde, des régularités considérées.
La démarche sociologique conduit à remettre en cause les frontières
entre disciplines. Avec la philosophie d'abord, puisqu'elle ne saurait
se désintéresser d'un ensemble de présupposés épistémologiques,
anthropologiques, éthiques qui sont contenus au moins à l'état pratique
dans le travail empirique. Avec l'ethnologie ensuite, puisque les
distinctions entre sociétés d'après leur degré de différenciation est un
critère secondaire au regard des questions générales qui se posent à
l'ensemble des sciences sociales.
Avec l'histoire
enfin. Les deux disciplines tendent à se rapprocher dès lors que l'une
cesse de se concevoir comme se rapportant à un présent sans profondeur
et l'autre comme l'ensemble des récits visant à épouser l'inépuisable
richesse du passé, et que l'une comme l'autre assument, certes avec des
accentuations différentes, la dimension constructive de la connaissance
scientifique. À la confrontation stérile entre ces disciplines,
on peut substituer une voie commune largement fondée sur la comparaison
raisonnée et permettant de ramener l'infinité de cas empiriques à un
nombre fini de cas construits (par exemple, la diversité des situations
historiques des intellectuels peut être envisagée en fonction de leur
distance aux classes dominantes et au pouvoir politique, du degré de
monopolisation du savoir, du rôle de la certification scolaire, de
l'importance accordée à la rationalité, etc.). En tous cas, les
variations demandent à être considérées comme telles, c'est-à-dire comme
des possibilités dans un espace logique régi par des principes,
structuré par des axes (par exemple les degrés d'anomie et d'intégration
des groupes selon Émile Durkheim). L'histoire est la voie d'accès par
excellence à l'activité de généralisation. Comparer, ce n'est pas
seulement opposer, distinguer, c'est aussi parfois envisager les termes
de la comparaison comme des variantes renvoyant, au-delà des apparences
liées à la distance temporelle et spatiale, à des invariants de deux
sortes. Invariants structuraux qui permettent de discerner des parentés
entre domaines différents à travers des relations d'homologie (dominant
et dominé ; orthodoxie et hérésie ; défection, protestation et
loyauté...). Invariants anthropologiques : dans l'ensemble des sociétés
se laissent reconnaître les marques et les contraintes du temps, de la
finitude humaine avec les problèmes de concurrence, de reconnaissance,
de succession... ; de même, on peut y retrouver les modalités
fondamentales de la pratique (savoir-faire et connaissance savante ;
degrés de distance au rôle ; assurance et gêne...). D'autres disciplines
pourraient également être évoquées (psychologie, économie,
linguistique...).
II - Questions de mots
Gaston Bachelard avait insisté sur le fonctionnement polémique de la
raison scientifique, et à sa suite, Pierre Bourdieu, Jean-Claude
Chamboredon et Jean-Claude Passeron avaient voulu montrer
qu'en sociologie le fait social
est conquis, construit et vérifié. Sans vouloir entrer dans le débat
sur les rapports entre la réalité du sens commun et la réalité envisagée
par la science, on a de bonnes raisons d'estimer que la démarche
sociologique comporte, pour une part importante, une critique des
apparences.
Si l'on peut se défier des usages
ordinaires du langage, c'est surtout parce que ceux-ci tendent à
favoriser des affirmations pourvues d'un statut quasi théorique. Par
exemple, une conception morale et politique de deux humanités
hiérarchisées est à l'œuvre dans une certaine vision savante du
« populisme » qui stigmatise la fascination des gens « non instruits »
pour les « démagogues ». Le rôle du sociologue est de faire le tri dans
les mots, distinguant les attributs qui demandent à être écartés en
raison d'une équivocité interne et ceux qui méritent d'être utilisés,
moyennant parfois quelques précautions. Or toute sélection de traits
pertinents enferme des présupposés théoriques : elle pose une
distinction entre ce qui compte vraiment et ce qui ne compte pas, entre
ce qui existe vraiment et ce qui n'existe pas, ou seulement de façon
apparente.
Cette défiance envers les données premières offertes aux intuitions
de sens commun se retrouve pour la délimitation de la population ou du
domaine à étudier.
On ne peut se voir imposer
les limites de l'objet par les circonstances contingentes ou par des
routines de l'existence quotidienne. À la différence de l'objet
préconstruit par des classements administratifs, juridiques, politiques,
économiques, journalistiques, idéologiques, l'objet construit possède
un degré élevé de cohérence. Les catégories d'âge qui semblent commander
à peu près universellement des découpages de type jeunesse, mâturité et
vieillesse ne sauraient être acceptées telles quelles. Au moins deux
précautions sont requises : prendre au sérieux la valeur différentielle
des termes ; envisager les modalités différentielles des rapports entre
les âges selon les groupes sociaux, les institutions, etc. Ce qui
signifie, d'une part, que les frontières sont mobiles et, d'autre part,
que les modes de vieillissement social diffèrent en fonction des
caractéristiques des univers concernés (être un jeune ou un vieux
physicien n'a pas la même valeur qu'être un jeune ou un vieux rocker,
romancier, évêque). L'âge apparaît ainsi moins comme une donnée que
comme un enjeu.
S'il est un point sur lequel le sociologue se distingue du physicien,
c'est bien celui des rapports entre langage ordinaire et langage
scientifique. Le travail de construction doit échapper à plusieurs
tentations. La première est la tentation littéraire qui consiste à faire
(ou à laisser) jouer de façon non contrôlée la magie
des mots
à travers des formules suggestives, des métaphores, des images issues
des sciences physiques ou des médias (l'« explosion »,
l'« implosion »...). À l'opposé, la tentation formaliste repose sur
l'illusion d'épurer le langage grâce à l'adoption d'un symbolisme
abstrait, d'un appareil de définitions et de conventions qui suffirait à
neutraliser les visions profanes. Les deux tentations ont en commun de
faire l'économie d'une analyse des questions de mots, de leur teneur
implicite et des croyances qu'ils enferment. Ainsi, faute d'apercevoir
ce qu'il doit à son point de vue savant, et à la propension à penser le
monde comme un texte à déchiffrer, le sociologue peut être porté à
accorder une forme de réalité et d'efficience à des tendances immanentes
à l'histoire (égalité, individualisme), voire à un « esprit du temps »
placé derrière les phénomènes. Le profit et le plaisir de voir la
diversité des activités humaines en surplomb et de s'en faire une vue
générale détournent de toute interrogation critique sur les mythes et
les fictions de la raison savante.
Les mots grâce auxquels le monde social peut être pensé et connu ont eux-mêmes une histoire.
La sociologie est une discipline foncièrement historique, non seulement
parce que son objet est tel mais aussi parce que l'histoire engendre
les catégories de pensée avec lesquelles le sociologue doit compter
(l'État, la famille, la nation, le marché, l'intérêt...). D'où la
nécessité d'en faire une genèse à la fois intellectuelle et sociale afin
de réinscrire dans l'histoire ce qui se donne le plus souvent comme
allant de soi. Il s'agit de rendre possible une appropriation de
significations contenues dans des notions souvent familières mais en
quelque sorte routinisées, fossilisées, à commencer par les notions
offertes par la tradition académique.
III - L'objectivité du social
La rupture avec le point de vue de sens commun enfermé dans l'usage
du langage ordinaire invite à l'objectivation plus qu'à l'objectivisme
qui en est la caricature.
L'extériorité du social mise en avant par Durkheim dans la célèbre formule
« traiter les faits sociaux
comme des choses » n'a rien d'une prédilection pour un modèle
naturaliste. Le « comme si » (... c'étaient des choses) indique une
analogie : de même que la nature physique nous apparaît indépendante de
nos représentations et de nos désirs, de même la société est extérieure à
ce qui se passe dans nos esprits singuliers. Ce qui n'implique pas que
nos esprits n'aient rien à voir avec ce qui lui est extérieur. Une bonne
illustration du statut du social est le langage qui est à la fois ce
qui existe grâce aux pratiques linguistiques de l'ensemble des locuteurs
et ce qui dépasse tout locuteur singulier. Dans une perspective
durkheimienne, l'observateur prend acte que les faits ne lui seront
jamais livrés à travers des procédés comme l'introspection : ce n'est
pas dans l'intériorité de la conscience que l'on découvrira la richesse
des règles phonologiques ou syntaxiques, lesquelles sont dérivables à
partir de procédures méthodiques de recueil des données considérées. Il
en va de même dans d'autres univers, l'économie, la religion, l'école.
Le principe épistémique de l'extériorité du social, qui fait partie
des conditions de possibilité de la discipline sociologique, n'a rien à
voir avec des professions de foi dogmatiques de type behaviouriste ou
holiste, avec lesquelles il se voit trop souvent confondu : il laisse
largement ouvertes les questions de statut du sujet, de statut du
social,
de la nature de la causalité sociologique.
Comme le soulignait Ludwig Wittgenstein,
il y a une différence profonde entre la mise en évidence de lois en vue
de rendre compte de régularités déterminées et l'attribution à ces lois
d'un effet caché de contrainte qui s'exercerait sur la nature en la
forçant en quelque sorte à « obéir ». En tous cas, le sociologue, loin
de se référer à un effet uniforme de contrainte, sait bien faire la
différence dans son travail entre la simple nécessité, la coercition
subie, la propension à agir de telle façon en fonction de divers
attributs (revenus, diplômes...), la pression morale d'un groupe
d'appartenance, l'adhésion résignée ou enthousiaste à son sort, dans la
mesure où les modalités des actions considérées sont extrêmement
variées. De plus,
les facteurs eux-mêmes ne se
réduisent pas au facteur de classe ou d'origine sociale. Contrairement à
une vision pauvre de la causalité sociologique, la sociologie ne
cherche pas à tout « réduire » à ce facteur, elle cherche à identifier
ce qui précisément peut fonctionner comme facteur. En la matière, il n'y
a pas de dogme ontologique. L'importance accordée à la division de la
société en classes sociales n'empêche pas d'admettre le principe du
fonctionnement spécifique de certains univers autonomes (ces « ordres »
dont parlait le philosophe Pascal) au nombre desquels la religion, la
philosophie, l'art... Quitte à se demander comment on doit concevoir
l'articulation entre les déterminants « externes » comme la position
sociale et les déterminants « internes » propres à ces univers, et à
exploiter le registre de la projection, au sens géométrique de
correspondance réglée entre deux ensembles : que des options spécifiques
(religieuses, philosophiques, esthétiques...) puissent être rapportées à
des positions ou à des trajectoires sociales déterminées est une
entreprise cohérente et féconde dont la portée n'est pas purement
« externe » dans la mesure où la signification attribuée à ces options
se trouve par là (au moins dans une certaine mesure) modifiée et
enrichie.
IV - L'objectivation sociologique
S'il faut renoncer à l'imagerie d'une machinerie occulte du social,
qu'est-ce que la sociologie peut bien nous apprendre que nous ne
sachions déjà ? En quoi peut-il s'agir d'une science qui nous instruit
sur un ordre de choses qui nous avait échappé ? En quoi cette science
diffère de la spéculation, de la littérature, du journalisme ?
Ce qui est « caché » peut se dire en plusieurs sens. Le premier sens
découle simplement du caractère constructif de la démarche scientifique.
Contre l'illusion de la transparence du social,
la sociologie nous procure un ensemble de données objectives que nous
ne saurions dériver de nos expériences. Recourant à divers instruments
(dont la statistique), elle s'efforce de révéler, selon les cas, une
complémentarité structurale, une distribution de variables, une relation
fonctionnelle entre « variables », une relation quasi « mécanique »
entre séries causales indépendantes, ou de rapprocher, simplement, des
faits apparemment disparates mais relevant d'un même ensemble de
critères et de rapports (formel/informel, quotidien/extra-quotidien,
autonome/hétéronome...)... La sociologie semble alors au plus près de
l'image traditionnelle d'une science révélant la structure interne d'un
ordre de choses spécifique.
Pour autant, on ne saurait adhérer à un point de vue objectiviste
consistant à faire l'économie de toute dimension subjective. La
sociologie ne peut aborder les objets que par le rapport sous lequel ils
sont connaissables, et n'a donc pas à proposer une empathie, une
coïncidence avec le vécu intime d'autrui : le lui reprocher serait
étrange sinon absurde. Mais le subjectif est objectivable.
Objectiver, ici comme ailleurs, signifie seulement inscrire l'objet
dans l'ordre du savoir. On en vient au deuxième sens du caché : la
correspondance réglée, mais brouillée et non immédiatement manifeste,
entre deux ordres d'intelligibilité, celui (objectif) des positions et
celui (subjectif) des points de vue. Les visions différentes que des
agents peuvent avoir, et à propos desquelles ils peuvent s'opposer,
demandent à être fondées sur des caractéristiques objectives. Par
exemple, une vision de l'éducation (soumise, rigoriste, artiste...) tend
à refléter une position dans l'espace social ainsi qu'une manière d'y
accéder (par des efforts, des titres, des relations...). C'est
précisément cette sorte de double vue sociologique que suscite un
entretien jugé réussi qui, loin de manifester une relation en quelque
sorte externe, hypothétique, entre, d'un côté, des facteurs et, d'un
autre côté, des actes, des opinions, des sentiments, etc., donne à
apercevoir dans les mots de l'enquêté, comme en « surimpression », la
position et le point de vue, permettant de comprendre comment, à partir
de l'une, l'autre s'imposait de façon nécessaire.
La notion d'habitus a été élaborée par Pierre Bourdieu en vue
d'apporter une contribution à la question de l'efficience des
structures, question non résolue selon lui par le structuralisme.
L'habitus, intériorisation des structures objectives, évite le double
écueil d'attribuer une vertu occulte à celles-ci et de s'en remettre à
une conscience pure : comme compétence pratique des agents, il est ce
qui permet d'agir de façon à la fois appropriée, spontanée et novatrice
dans une multitude de situations plus ou moins inédites. L'agent ne
consulte aucun code et ne se réfère à aucune convention, et loin d'être
commandé par des structures extérieures, il ne fait rien d'autre que ce
qui lui semble raisonnable, souhaitable, normal, honorable.
Dire que l'on peut objectiver les points de vue et les visions qu'ils
rendent possibles ne consiste aucunement à ignorer la subjectivité,
mais cela conduit, à la différence de ce qu'affirment certains
théoriciens de la
« sociologie compréhensive », à
poser que le moment de la compréhension demande à être fondé en raison.
La tradition que l'on peut appeler, au sens large, « phénoménologique »
privilégie la vision au détriment de la construction, suspecte selon
elle d'abstraction, et se donne pour tâche prioritaire d'élucider les
structures fondamentales des différentes formes d'expérience sociale en
prenant pour présupposé plus ou moins explicite que le sens inscrit ou
produit à travers ces formes est doté d'autonomie. L'honneur, l'amour,
le conflit se laissent certes décrire dans leurs aspects principaux.
Mais, en voulant éviter de faire le détour par les structures objectives
telles qu'elles sont mises en évidence par le travail de construction,
on est conduit, sous prétexte de respecter la spécificité de
l'expérience vécue, à la redoubler simplement par un discours savant
qui, comme le montrait Jacques Bouveresse à propos de l'herméneutique,
entretient la confusion entre plusieurs significations de la
compréhension (comme capacité pratique, comme interprétation savante,
comme traduction entre langages, entre cultures, etc.). En effet, pour
comprendre,
il faut expliquer, exploiter des savoirs non immédiatement disponibles,
la « compréhension actuelle » propre à l'expérience ordinaire étant distincte, selon Weber, de la « compréhension explicative »
qui suppose la médiation d'une analyse interprétative en vue
d'identifier des motifs dans leur contexte : alors que la première
repose sur la possession d'un même ensemble de classements, de repères
permettant à tous les individus d'un groupe déterminé de communiquer, la
seconde (proprement scientifique) suppose de mettre en relation le
subjectif et l'objectif, les raisons manifestes (« je le fais par
devoir ») et les causes cachées (« il est poussé à le faire par son
statut social, son âge, son sexe, etc. »). Le sens d'une conduite
n'étant pas immédiatement intelligible, un individu se comprendra
d'autant mieux si ses propres expériences sont rapportées aux propriétés
qui caractérisent sa trajectoire, et il verra ainsi autrement ses
propres raisons, ses engagements, ses refus.
Le sens commun
lui-même met en œuvre dans des jugements ou des expressions, comme
« faire de nécessité vertu », « avoir des goûts de riche », une démarche
qui s'efforce de classer les agents ainsi que les motivations
attribuables à ces agents en fonction de traits tenus pour pertinents
(revenus, niveau scolaire, sexe, âge...). Un tel réalisme trouve dans la
sociologie une expression plus systématique et plus exigeante.
L'explication causale ne conduit pas à faire l'économie des points de
vue, elle vise plutôt à montrer ce qui fait leur cohérence (ou
incohérence), leurs limites, la logique de leurs transformations. C'est
bien ce que suggérait Weber quand il disait de la sociologie qu'elle est
la « science qui veut comprendre l'action sociale en l'interprétant et,
par là, l'expliquer causalement dans son déroulement et dans ses
effets ».
L'une des tâches de la sociologie est de poser la question du mode
d'efficience des structures, de leur rôle dans la production de l'ordre
social. L'objectivisme est un parti pris de contourner la difficulté en
tenant pour résiduelle la question du point de vue des agents. La
tentation inverse consiste à attribuer les régularités observées dans le
monde social à des accords entre agents réalisés sur le mode tacite et
qu'il s'agit seulement d'expliciter.
La
sociologie de la domination héritée de Weber repose sur des présupposés
réalistes, l'existence de rapports de force objectivement descriptibles
qui s'imposent aux agents, mais, loin de s'en tenir à ce constat, elle
tente d'appréhender leur retraduction sous forme de structures
symboliques qui les renforcent en les rendant méconnaissables. Elle
s'intéresse non pas aux règles, aux conventions et aux normes qui dotent
l'action de sens,
mais à l'effet de légitimité par lequel l'« obéissance » à un ordre, l'adhésion, la conformité s'imposent comme allant de soi.
La dualité entre objectif et subjectif, entre positions et points de
vue peut être intériorisée par un individu, un groupe, une institution
et prend alors la forme d'une tension interne. C'est en cet autre sens
que le réel peut être considéré comme initialement caché. En dévoilant
l'écart entre la pratique effective et la représentation de cette
pratique, entre l'officieux et l'officiel, entre l'intérêt particulier
et la valeur universelle, la sociologie tend à susciter, à la façon de
la psychanalyse, un conflit entre le savoir et le refus de savoir.
Ainsi, la « vérité » du don
réside, d'après les analyses de Marcel Mauss, dans son statut de
contre-don à l'intérieur d'un cycle : le don, qui n'est jamais premier,
est commandé par d'autres dons, mais cette vérité ne peut apparaître en
pleine lumière sans risquer de placer ouvertement l'intérêt économique
au principe de toutes les pratiques. Si le flou des équivalences,
réalisé de différentes manières (un cadeau Y contre un cadeau X
antérieur, et ce après un délai convenable...), constitue une aussi
bonne solution, c'est parce qu'il permet de concilier les pulsions
privées auxquelles les individus sont inévitablement exposés, et un
modèle humain d'accomplissement fondé sur la conformité aux valeurs
universelles du groupe.
L'écart entre l'expérience vécue (de la générosité) et la vérité
objective (l'échange) ne doit pas être considéré seulement comme étant
dans le point de vue de l'observateur mais aussi dans celui des agents
qui doivent souvent s'efforcer d'assumer la « double vérité » imposée
par leur position. Parvenu à ce moment ultime de l'analyse,
l'observateur n'a pas à réduire directement l'universel au particulier, à
« démasquer » à tout prix des faux-semblants, à choisir une vérité
contre l'autre puisque la réalité réside dans leur concours mutuel au
sein d'un tout complexe. C'est dire que tout en « démystifiant » les
prétentions à l'universel, on peut aussi prendre au sérieux ce que les
agents s'imposent par là à eux-mêmes en vue d'entretenir une croyance
largement collective.
La démarche sociologique, si elle met à mal les « prénotions » des
agents, ne peut se contenter de s'en tenir à une forme de savoir
extérieur et souverain. Elle doit s'efforcer sans relâche de se demander
si elle est parvenue à rendre compte de leur expérience, à élucider le
rapport entretenu par eux à la représentation objective qui leur est
proposée. Entendue de cette façon, elle a tout pour constituer une sorte
de psychanalyse sociale puisqu'elle s'efforce de défaire ou de déjouer
les effets de méconnaissance sans ignorer que l'intérêt à la lucidité
est loin d'être une disposition universellement répandue : comment ne
pas voir, dans une série d'entretiens, ce qui porte certains individus à
préférer la sécurité des représentations officielles et d'autres, à
l'inverse, à évoquer plus ou moins librement les failles, les
contradictions, les faux-semblants avec lesquels ils doivent compter ?
L'écriture sociologique doit s'efforcer de trouver, à chaque fois de
façon différente, un ton juste pour inciter le lecteur à rompre avec ses
tentations premières d'éloignement ou de complicité, d'admiration ou de
dédain, et pour favoriser une disposition propice à la compréhension
authentique.
V - Un rapport au monde social
L'écriture ne peut résoudre à elle seule les problèmes de
transmission des savoirs. Le sociologue ne devrait pas omettre de
considérer les conditions de production et de réception de la
connaissance scientifique en général et de la sienne en particulier.
D'abord, il est lui-même pris dans un univers professionnel qui a ses
contraintes propres (carrière, financement...), ses hiérarchies
d'objets, de méthodes, ses traditions intellectuelles nationales, ses
modes. Explorer l'inconscient savant est un préalable à la lucidité
scientifique, notamment à travers la sociologie des intellectuels et des
productions savantes.
La sociologie a un statut relativement ambigu. La reconnaissance
sociale de la vision proposée par la science n'est pas assurée grâce à
la vertu intrinsèque de la vérité prouvée. Il faut être assez sociologue
pour comprendre que la science n'est, après tout, que l'une des forces
en présence dans le monde social et qu'elle est, par conséquent,
socialement faible. Le seul fait d'adopter une posture désintéressée de
savoir là où ce n'est pas attendu a une fonction critique qui a des
chances de susciter les résistances de l'incrédulité et de l'indignation
(« c'est faux »). Le paradoxe de la sociologie est à son comble lorsque
ce qui est nommé au vu et au su de tous était déjà manifeste et
public : intempestive, à contretemps et à contre-lieu, elle est le mot
de trop, l'abus d'autorité sanctionné par des formes cyniques de rappel à
l'ordre (« on sait bien tout ça »... donc « n'en parlons plus »). On
peut se défier d'une science qui ne dérangerait personne ou qui
conforterait les attentes dominantes.
Intellectuels
médiatiques, éditorialistes en vue, experts et autres sages n'ont que
faire des ressources de la démonstration puisqu'ils peuvent compter sur
les évidences demi-savantes qui définissent la doxa intellectuelle et
politique.
Une partie des menaces sur le mode de pensée sociologique vient des
efforts de domestication visant à l'enfermer dans des carcans
bureaucratiques ou technocratiques : définition hétéronome de ses
objets, de ses méthodes, quête de solutions techniques à des problèmes
posés par l'ordre social, évaluation standard (bibliométrique) de la
production, académisme, visibilité médiatique comme principale
attestation d'un rôle civique. La participation des sociologues à
l'espace public pourrait avoir pour prix le renoncement à la prérogative
proprement scientifique de délimiter les questions pertinentes, de
construire l'objet conformément à des exigences internes et de prendre
également pour objet le fonctionnement effectif de cet espace et ses
limites.
À ces dépendances s'ajoutent celles qui découlent de l'appartenance à
l'univers intellectuel. La sociologie doit compter avec la force
sociale de concurrents réticents à admettre que le monde social puisse
être un objet de connaissance jusque dans ses aspects les plus subtils,
secrets et sacrés. Les adversaires de l'extérieur, amis des arts et des
lettres, s'insurgent au nom de la finesse, de la nuance, de la
profondeur contre cette discipline usurpatrice qui introduit la science
où elle n'a que faire, tandis que les adversaires de l'intérieur
s'efforcent, conformément aux modèles intellectuels de rupture théorique
particulièrement prisés en France, de mettre en avant un nouveau régime
de connaissance sociologique situé au-delà de la rationalité bornée et
« scientiste ». L'invitation à la réflexivité suggérée par Pierre
Bourdieu demande de comprendre, comme s'il était étranger, l'univers
auquel on appartient, et donc de se défaire, par la connaissance
objective, des mythologies savantes au nombre desquelles figure la
croyance, sans cesse renaissante, dans le statut d'exception du sujet de
connaissance.
Texte de Louis PINTO (L'Encyclopédie)
Bibliographie
- P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 1997
- P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon & J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue, Mouton, Paris-La Haye, 1968
- J. Bouveresse, Herméneutique et linguistique, éd. de l'Éclat, Combas, 1991
- É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Alcan, Paris, 1895, rééd. coll. Quadrige, P.U.F., Paris, 1990
- N. Elias, Was ist Zoziologie, Munich, 1970 (Qu'est-ce que la sociologie ?, trad. Y. Hoffmann , Éd. de l'Aube, La Tour-d'Aigues, 1991)
- C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, vol. I, recueil de textes publiés entre 1945 et 1956, Plon, Paris, 1958, rééd. 1996
- M. Mauss, « Essai sur le don », in L'Armée sociologique, 1923-1924 (repris in Sociologie et anthropologie, coll. Quadrige, P.U.F., 1997)
- A. Schütz, Collected papers, vol. 1, The Problem of Social Reality, Kluwer, Dordrecht-Boston-Londres, 1962
- M. Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Mohr, Tübingen, 1922 (Économie et société, trad. par J. Chavy, É. de Dampierre dir., coll. Agora - Les classiques, Pocket, Paris, 2 vol., 1995).