lundi 18 mars 2013

Sociologie | La démarche sociologique

On parle de démarche en sociologie pour indiquer non pas une suite balisée d'opérations répertoriées par la littérature méthodologique (observations conduisant à des questions, puis recueil de données, choix d'un cadre théorique, hypothèses, vérification, discussion des théories alternatives...), mais plutôt une façon de voir, un regard et une écoute, bref une posture qui se distingue par le point de vue pris sur les choses. Cette posture est un préalable fondamental qui est très inégalement accessible, d'une part, en fonction des époques et de l'état des savoirs, et, d'autre part, en fonction de la position occupée dans la société : pour observer le réel, il faut d'abord pouvoir prendre du recul par rapport aux routines et aux évidences de la vie ordinaire, ce qui suppose d'avoir fait l'expérience de leur contingence, de leur relativité historique. Une telle disposition sociologique, loin d'être un apanage de corporation, est présente chez plusieurs individus souvent en porte à faux, par exemple chez un romancier comme Marcel Proust lorsqu'il décrit les différences entre groupes sociaux dans les formes de sociabilité ou dans les manières de s'exprimer, et lorsqu'il montre les effets sur les individus de l'ascension ou du déclin de ces groupes.

La démarche du sociologue combine cette sensibilité aux différences avec une visée de scientificité. Sans vouloir enfermer la science sociale dans un ensemble de propositions définissant sa nature ultime, on peut, sur deux points au moins, se prononcer à coup sûr : elle pratique selon des procédures publiques et contrôlables d'analyse, de démonstration et de vérification, et elle dispose d'un domaine d'objets qui lui est propre. On doit pouvoir la distinguer de genres tels que la philosophie sociale, le prophétisme sociopolitique (ou religieux), l'essayisme, le reportage, la représentation statistique brute, dans la mesure où elle se défie autant des généralités vagues, sans contenu défini et testable, que de simples comptes rendus visant à décrire le réel, mais sans portée générale. Le souci de rigueur – faut-il le préciser ? – n'est pas incompatible avec ce que Charles Wright Mills appelait « l'imagination sociologique », le refus des sentiers battus et l'exploration d'objets et de problèmes nouveaux.

I - Sociologie et rationalité
 
Contre ceux qui s'empressent de mettre en avant le fossé entre les sciences de la nature et les sciences de l'homme, il faut soutenir que celles-ci, quelle que puisse être la façon de penser leur (incontestable) spécificité, relèvent d'un régime commun de rationalité. La sociologie est située, selon Max Weber, du côté des « sciences généralisantes » : elle s'occupe de lois, de types, s'appuie sur la validité du raisonnement statistique, etc. L'accord semble large aujourd'hui pour reconnaître le caractère constructif de la science : loin de dériver de sensations, d'impressions, qui ont certes pu jouer un rôle dans l'observation de récurrences remarquables et dans l'apparition de questions, l'activité scientifique consiste dans l'effort pour soumettre un ordre de phénomènes à une architecture de propositions générales qui contient à la fois une représentation des objets et un programme de recherche suggérant des hypothèses, des procédures d'observation, des comparaisons. On voit mal comment la sociologie pourrait se dispenser de mettre en évidence des régularités, et ce en un triple sens : comme données observables (par exemple, décroissance de la part de la consommation alimentaire avec le revenu), comme lois (variations réglées entre le niveau de revenus et la composition du budget) et comme invariant formel qui permet de rapporter une grande diversité de phénomènes à une même logique (le goût bourgeois). Le travail de généralisation, en sociologie comme en d'autres domaines, implique une recherche de principes rendant compte, de façon économique et féconde, des régularités considérées.

La démarche sociologique conduit à remettre en cause les frontières entre disciplines. Avec la philosophie d'abord, puisqu'elle ne saurait se désintéresser d'un ensemble de présupposés épistémologiques, anthropologiques, éthiques qui sont contenus au moins à l'état pratique dans le travail empirique. Avec l'ethnologie ensuite, puisque les distinctions entre sociétés d'après leur degré de différenciation est un critère secondaire au regard des questions générales qui se posent à l'ensemble des sciences sociales. Avec l'histoire enfin. Les deux disciplines tendent à se rapprocher dès lors que l'une cesse de se concevoir comme se rapportant à un présent sans profondeur et l'autre comme l'ensemble des récits visant à épouser l'inépuisable richesse du passé, et que l'une comme l'autre assument, certes avec des accentuations différentes, la dimension constructive de la connaissance scientifique. À la confrontation stérile entre ces disciplines, on peut substituer une voie commune largement fondée sur la comparaison raisonnée et permettant de ramener l'infinité de cas empiriques à un nombre fini de cas construits (par exemple, la diversité des situations historiques des intellectuels peut être envisagée en fonction de leur distance aux classes dominantes et au pouvoir politique, du degré de monopolisation du savoir, du rôle de la certification scolaire, de l'importance accordée à la rationalité, etc.). En tous cas, les variations demandent à être considérées comme telles, c'est-à-dire comme des possibilités dans un espace logique régi par des principes, structuré par des axes (par exemple les degrés d'anomie et d'intégration des groupes selon Émile Durkheim). L'histoire est la voie d'accès par excellence à l'activité de généralisation. Comparer, ce n'est pas seulement opposer, distinguer, c'est aussi parfois envisager les termes de la comparaison comme des variantes renvoyant, au-delà des apparences liées à la distance temporelle et spatiale, à des invariants de deux sortes. Invariants structuraux qui permettent de discerner des parentés entre domaines différents à travers des relations d'homologie (dominant et dominé ; orthodoxie et hérésie ; défection, protestation et loyauté...). Invariants anthropologiques : dans l'ensemble des sociétés se laissent reconnaître les marques et les contraintes du temps, de la finitude humaine avec les problèmes de concurrence, de reconnaissance, de succession... ; de même, on peut y retrouver les modalités fondamentales de la pratique (savoir-faire et connaissance savante ; degrés de distance au rôle ; assurance et gêne...). D'autres disciplines pourraient également être évoquées (psychologie, économie, linguistique...).

II - Questions de mots
 
Gaston Bachelard avait insisté sur le fonctionnement polémique de la raison scientifique, et à sa suite, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron avaient voulu montrer qu'en sociologie le fait social est conquis, construit et vérifié. Sans vouloir entrer dans le débat sur les rapports entre la réalité du sens commun et la réalité envisagée par la science, on a de bonnes raisons d'estimer que la démarche sociologique comporte, pour une part importante, une critique des apparences. Si l'on peut se défier des usages ordinaires du langage, c'est surtout parce que ceux-ci tendent à favoriser des affirmations pourvues d'un statut quasi théorique. Par exemple, une conception morale et politique de deux humanités hiérarchisées est à l'œuvre dans une certaine vision savante du « populisme » qui stigmatise la fascination des gens « non instruits » pour les « démagogues ». Le rôle du sociologue est de faire le tri dans les mots, distinguant les attributs qui demandent à être écartés en raison d'une équivocité interne et ceux qui méritent d'être utilisés, moyennant parfois quelques précautions. Or toute sélection de traits pertinents enferme des présupposés théoriques : elle pose une distinction entre ce qui compte vraiment et ce qui ne compte pas, entre ce qui existe vraiment et ce qui n'existe pas, ou seulement de façon apparente.
Cette défiance envers les données premières offertes aux intuitions de sens commun se retrouve pour la délimitation de la population ou du domaine à étudier. On ne peut se voir imposer les limites de l'objet par les circonstances contingentes ou par des routines de l'existence quotidienne. À la différence de l'objet préconstruit par des classements administratifs, juridiques, politiques, économiques, journalistiques, idéologiques, l'objet construit possède un degré élevé de cohérence. Les catégories d'âge qui semblent commander à peu près universellement des découpages de type jeunesse, mâturité et vieillesse ne sauraient être acceptées telles quelles. Au moins deux précautions sont requises : prendre au sérieux la valeur différentielle des termes ; envisager les modalités différentielles des rapports entre les âges selon les groupes sociaux, les institutions, etc. Ce qui signifie, d'une part, que les frontières sont mobiles et, d'autre part, que les modes de vieillissement social diffèrent en fonction des caractéristiques des univers concernés (être un jeune ou un vieux physicien n'a pas la même valeur qu'être un jeune ou un vieux rocker, romancier, évêque). L'âge apparaît ainsi moins comme une donnée que comme un enjeu.
S'il est un point sur lequel le sociologue se distingue du physicien, c'est bien celui des rapports entre langage ordinaire et langage scientifique. Le travail de construction doit échapper à plusieurs tentations. La première est la tentation littéraire qui consiste à faire (ou à laisser) jouer de façon non contrôlée la magie des mots à travers des formules suggestives, des métaphores, des images issues des sciences physiques ou des médias (l'« explosion », l'« implosion »...). À l'opposé, la tentation formaliste repose sur l'illusion d'épurer le langage grâce à l'adoption d'un symbolisme abstrait, d'un appareil de définitions et de conventions qui suffirait à neutraliser les visions profanes. Les deux tentations ont en commun de faire l'économie d'une analyse des questions de mots, de leur teneur implicite et des croyances qu'ils enferment. Ainsi, faute d'apercevoir ce qu'il doit à son point de vue savant, et à la propension à penser le monde comme un texte à déchiffrer, le sociologue peut être porté à accorder une forme de réalité et d'efficience à des tendances immanentes à l'histoire (égalité, individualisme), voire à un « esprit du temps » placé derrière les phénomènes. Le profit et le plaisir de voir la diversité des activités humaines en surplomb et de s'en faire une vue générale détournent de toute interrogation critique sur les mythes et les fictions de la raison savante.
Les mots grâce auxquels le monde social peut être pensé et connu ont eux-mêmes une histoire. La sociologie est une discipline foncièrement historique, non seulement parce que son objet est tel mais aussi parce que l'histoire engendre les catégories de pensée avec lesquelles le sociologue doit compter (l'État, la famille, la nation, le marché, l'intérêt...). D'où la nécessité d'en faire une genèse à la fois intellectuelle et sociale afin de réinscrire dans l'histoire ce qui se donne le plus souvent comme allant de soi. Il s'agit de rendre possible une appropriation de significations contenues dans des notions souvent familières mais en quelque sorte routinisées, fossilisées, à commencer par les notions offertes par la tradition académique.

III - L'objectivité du social
 
La rupture avec le point de vue de sens commun enfermé dans l'usage du langage ordinaire invite à l'objectivation plus qu'à l'objectivisme qui en est la caricature. L'extériorité du social mise en avant par Durkheim dans la célèbre formule « traiter les faits sociaux comme des choses » n'a rien d'une prédilection pour un modèle naturaliste. Le « comme si » (... c'étaient des choses) indique une analogie : de même que la nature physique nous apparaît indépendante de nos représentations et de nos désirs, de même la société est extérieure à ce qui se passe dans nos esprits singuliers. Ce qui n'implique pas que nos esprits n'aient rien à voir avec ce qui lui est extérieur. Une bonne illustration du statut du social est le langage qui est à la fois ce qui existe grâce aux pratiques linguistiques de l'ensemble des locuteurs et ce qui dépasse tout locuteur singulier. Dans une perspective durkheimienne, l'observateur prend acte que les faits ne lui seront jamais livrés à travers des procédés comme l'introspection : ce n'est pas dans l'intériorité de la conscience que l'on découvrira la richesse des règles phonologiques ou syntaxiques, lesquelles sont dérivables à partir de procédures méthodiques de recueil des données considérées. Il en va de même dans d'autres univers, l'économie, la religion, l'école.

Le principe épistémique de l'extériorité du social, qui fait partie des conditions de possibilité de la discipline sociologique, n'a rien à voir avec des professions de foi dogmatiques de type behaviouriste ou holiste, avec lesquelles il se voit trop souvent confondu : il laisse largement ouvertes les questions de statut du sujet, de statut du social, de la nature de la causalité sociologique. Comme le soulignait Ludwig Wittgenstein, il y a une différence profonde entre la mise en évidence de lois en vue de rendre compte de régularités déterminées et l'attribution à ces lois d'un effet caché de contrainte qui s'exercerait sur la nature en la forçant en quelque sorte à « obéir ». En tous cas, le sociologue, loin de se référer à un effet uniforme de contrainte, sait bien faire la différence dans son travail entre la simple nécessité, la coercition subie, la propension à agir de telle façon en fonction de divers attributs (revenus, diplômes...), la pression morale d'un groupe d'appartenance, l'adhésion résignée ou enthousiaste à son sort, dans la mesure où les modalités des actions considérées sont extrêmement variées. De plus, les facteurs eux-mêmes ne se réduisent pas au facteur de classe ou d'origine sociale. Contrairement à une vision pauvre de la causalité sociologique, la sociologie ne cherche pas à tout « réduire » à ce facteur, elle cherche à identifier ce qui précisément peut fonctionner comme facteur. En la matière, il n'y a pas de dogme ontologique. L'importance accordée à la division de la société en classes sociales n'empêche pas d'admettre le principe du fonctionnement spécifique de certains univers autonomes (ces « ordres » dont parlait le philosophe Pascal) au nombre desquels la religion, la philosophie, l'art... Quitte à se demander comment on doit concevoir l'articulation entre les déterminants « externes » comme la position sociale et les déterminants « internes » propres à ces univers, et à exploiter le registre de la projection, au sens géométrique de correspondance réglée entre deux ensembles : que des options spécifiques (religieuses, philosophiques, esthétiques...) puissent être rapportées à des positions ou à des trajectoires sociales déterminées est une entreprise cohérente et féconde dont la portée n'est pas purement « externe » dans la mesure où la signification attribuée à ces options se trouve par là (au moins dans une certaine mesure) modifiée et enrichie.

IV - L'objectivation sociologique
 
S'il faut renoncer à l'imagerie d'une machinerie occulte du social, qu'est-ce que la sociologie peut bien nous apprendre que nous ne sachions déjà ? En quoi peut-il s'agir d'une science qui nous instruit sur un ordre de choses qui nous avait échappé ? En quoi cette science diffère de la spéculation, de la littérature, du journalisme ?

Ce qui est « caché » peut se dire en plusieurs sens. Le premier sens découle simplement du caractère constructif de la démarche scientifique. Contre l'illusion de la transparence du social, la sociologie nous procure un ensemble de données objectives que nous ne saurions dériver de nos expériences. Recourant à divers instruments (dont la statistique), elle s'efforce de révéler, selon les cas, une complémentarité structurale, une distribution de variables, une relation fonctionnelle entre « variables », une relation quasi « mécanique » entre séries causales indépendantes, ou de rapprocher, simplement, des faits apparemment disparates mais relevant d'un même ensemble de critères et de rapports (formel/informel, quotidien/extra-quotidien, autonome/hétéronome...)... La sociologie semble alors au plus près de l'image traditionnelle d'une science révélant la structure interne d'un ordre de choses spécifique.

Pour autant, on ne saurait adhérer à un point de vue objectiviste consistant à faire l'économie de toute dimension subjective. La sociologie ne peut aborder les objets que par le rapport sous lequel ils sont connaissables, et n'a donc pas à proposer une empathie, une coïncidence avec le vécu intime d'autrui : le lui reprocher serait étrange sinon absurde. Mais le subjectif est objectivable. Objectiver, ici comme ailleurs, signifie seulement inscrire l'objet dans l'ordre du savoir. On en vient au deuxième sens du caché : la correspondance réglée, mais brouillée et non immédiatement manifeste, entre deux ordres d'intelligibilité, celui (objectif) des positions et celui (subjectif) des points de vue. Les visions différentes que des agents peuvent avoir, et à propos desquelles ils peuvent s'opposer, demandent à être fondées sur des caractéristiques objectives. Par exemple, une vision de l'éducation (soumise, rigoriste, artiste...) tend à refléter une position dans l'espace social ainsi qu'une manière d'y accéder (par des efforts, des titres, des relations...). C'est précisément cette sorte de double vue sociologique que suscite un entretien jugé réussi qui, loin de manifester une relation en quelque sorte externe, hypothétique, entre, d'un côté, des facteurs et, d'un autre côté, des actes, des opinions, des sentiments, etc., donne à apercevoir dans les mots de l'enquêté, comme en « surimpression », la position et le point de vue, permettant de comprendre comment, à partir de l'une, l'autre s'imposait de façon nécessaire. La notion d'habitus a été élaborée par Pierre Bourdieu en vue d'apporter une contribution à la question de l'efficience des structures, question non résolue selon lui par le structuralisme. L'habitus, intériorisation des structures objectives, évite le double écueil d'attribuer une vertu occulte à celles-ci et de s'en remettre à une conscience pure : comme compétence pratique des agents, il est ce qui permet d'agir de façon à la fois appropriée, spontanée et novatrice dans une multitude de situations plus ou moins inédites. L'agent ne consulte aucun code et ne se réfère à aucune convention, et loin d'être commandé par des structures extérieures, il ne fait rien d'autre que ce qui lui semble raisonnable, souhaitable, normal, honorable.

Dire que l'on peut objectiver les points de vue et les visions qu'ils rendent possibles ne consiste aucunement à ignorer la subjectivité, mais cela conduit, à la différence de ce qu'affirment certains théoriciens de la « sociologie compréhensive », à poser que le moment de la compréhension demande à être fondé en raison. La tradition que l'on peut appeler, au sens large, « phénoménologique » privilégie la vision au détriment de la construction, suspecte selon elle d'abstraction, et se donne pour tâche prioritaire d'élucider les structures fondamentales des différentes formes d'expérience sociale en prenant pour présupposé plus ou moins explicite que le sens inscrit ou produit à travers ces formes est doté d'autonomie. L'honneur, l'amour, le conflit se laissent certes décrire dans leurs aspects principaux. Mais, en voulant éviter de faire le détour par les structures objectives telles qu'elles sont mises en évidence par le travail de construction, on est conduit, sous prétexte de respecter la spécificité de l'expérience vécue, à la redoubler simplement par un discours savant qui, comme le montrait Jacques Bouveresse à propos de l'herméneutique, entretient la confusion entre plusieurs significations de la compréhension (comme capacité pratique, comme interprétation savante, comme traduction entre langages, entre cultures, etc.). En effet, pour comprendre, il faut expliquer, exploiter des savoirs non immédiatement disponibles, la « compréhension actuelle » propre à l'expérience ordinaire étant distincte, selon Weber, de la « compréhension explicative » qui suppose la médiation d'une analyse interprétative en vue d'identifier des motifs dans leur contexte : alors que la première repose sur la possession d'un même ensemble de classements, de repères permettant à tous les individus d'un groupe déterminé de communiquer, la seconde (proprement scientifique) suppose de mettre en relation le subjectif et l'objectif, les raisons manifestes (« je le fais par devoir ») et les causes cachées (« il est poussé à le faire par son statut social, son âge, son sexe, etc. »). Le sens d'une conduite n'étant pas immédiatement intelligible, un individu se comprendra d'autant mieux si ses propres expériences sont rapportées aux propriétés qui caractérisent sa trajectoire, et il verra ainsi autrement ses propres raisons, ses engagements, ses refus. Le sens commun lui-même met en œuvre dans des jugements ou des expressions, comme « faire de nécessité vertu », « avoir des goûts de riche », une démarche qui s'efforce de classer les agents ainsi que les motivations attribuables à ces agents en fonction de traits tenus pour pertinents (revenus, niveau scolaire, sexe, âge...). Un tel réalisme trouve dans la sociologie une expression plus systématique et plus exigeante. L'explication causale ne conduit pas à faire l'économie des points de vue, elle vise plutôt à montrer ce qui fait leur cohérence (ou incohérence), leurs limites, la logique de leurs transformations. C'est bien ce que suggérait Weber quand il disait de la sociologie qu'elle est la « science qui veut comprendre l'action sociale en l'interprétant et, par là, l'expliquer causalement dans son déroulement et dans ses effets ».

L'une des tâches de la sociologie est de poser la question du mode d'efficience des structures, de leur rôle dans la production de l'ordre social. L'objectivisme est un parti pris de contourner la difficulté en tenant pour résiduelle la question du point de vue des agents. La tentation inverse consiste à attribuer les régularités observées dans le monde social à des accords entre agents réalisés sur le mode tacite et qu'il s'agit seulement d'expliciter. La sociologie de la domination héritée de Weber repose sur des présupposés réalistes, l'existence de rapports de force objectivement descriptibles qui s'imposent aux agents, mais, loin de s'en tenir à ce constat, elle tente d'appréhender leur retraduction sous forme de structures symboliques qui les renforcent en les rendant méconnaissables. Elle s'intéresse non pas aux règles, aux conventions et aux normes qui dotent l'action de sens, mais à l'effet de légitimité par lequel l'« obéissance » à un ordre, l'adhésion, la conformité s'imposent comme allant de soi.

La dualité entre objectif et subjectif, entre positions et points de vue peut être intériorisée par un individu, un groupe, une institution et prend alors la forme d'une tension interne. C'est en cet autre sens que le réel peut être considéré comme initialement caché. En dévoilant l'écart entre la pratique effective et la représentation de cette pratique, entre l'officieux et l'officiel, entre l'intérêt particulier et la valeur universelle, la sociologie tend à susciter, à la façon de la psychanalyse, un conflit entre le savoir et le refus de savoir. Ainsi, la « vérité » du don réside, d'après les analyses de Marcel Mauss, dans son statut de contre-don à l'intérieur d'un cycle : le don, qui n'est jamais premier, est commandé par d'autres dons, mais cette vérité ne peut apparaître en pleine lumière sans risquer de placer ouvertement l'intérêt économique au principe de toutes les pratiques. Si le flou des équivalences, réalisé de différentes manières (un cadeau Y contre un cadeau X antérieur, et ce après un délai convenable...), constitue une aussi bonne solution, c'est parce qu'il permet de concilier les pulsions privées auxquelles les individus sont inévitablement exposés, et un modèle humain d'accomplissement fondé sur la conformité aux valeurs universelles du groupe.

L'écart entre l'expérience vécue (de la générosité) et la vérité objective (l'échange) ne doit pas être considéré seulement comme étant dans le point de vue de l'observateur mais aussi dans celui des agents qui doivent souvent s'efforcer d'assumer la « double vérité » imposée par leur position. Parvenu à ce moment ultime de l'analyse, l'observateur n'a pas à réduire directement l'universel au particulier, à « démasquer » à tout prix des faux-semblants, à choisir une vérité contre l'autre puisque la réalité réside dans leur concours mutuel au sein d'un tout complexe. C'est dire que tout en « démystifiant » les prétentions à l'universel, on peut aussi prendre au sérieux ce que les agents s'imposent par là à eux-mêmes en vue d'entretenir une croyance largement collective.

La démarche sociologique, si elle met à mal les « prénotions » des agents, ne peut se contenter de s'en tenir à une forme de savoir extérieur et souverain. Elle doit s'efforcer sans relâche de se demander si elle est parvenue à rendre compte de leur expérience, à élucider le rapport entretenu par eux à la représentation objective qui leur est proposée. Entendue de cette façon, elle a tout pour constituer une sorte de psychanalyse sociale puisqu'elle s'efforce de défaire ou de déjouer les effets de méconnaissance sans ignorer que l'intérêt à la lucidité est loin d'être une disposition universellement répandue : comment ne pas voir, dans une série d'entretiens, ce qui porte certains individus à préférer la sécurité des représentations officielles et d'autres, à l'inverse, à évoquer plus ou moins librement les failles, les contradictions, les faux-semblants avec lesquels ils doivent compter ? L'écriture sociologique doit s'efforcer de trouver, à chaque fois de façon différente, un ton juste pour inciter le lecteur à rompre avec ses tentations premières d'éloignement ou de complicité, d'admiration ou de dédain, et pour favoriser une disposition propice à la compréhension authentique.

V - Un rapport au monde social
 
L'écriture ne peut résoudre à elle seule les problèmes de transmission des savoirs. Le sociologue ne devrait pas omettre de considérer les conditions de production et de réception de la connaissance scientifique en général et de la sienne en particulier. D'abord, il est lui-même pris dans un univers professionnel qui a ses contraintes propres (carrière, financement...), ses hiérarchies d'objets, de méthodes, ses traditions intellectuelles nationales, ses modes. Explorer l'inconscient savant est un préalable à la lucidité scientifique, notamment à travers la sociologie des intellectuels et des productions savantes.
La sociologie a un statut relativement ambigu. La reconnaissance sociale de la vision proposée par la science n'est pas assurée grâce à la vertu intrinsèque de la vérité prouvée. Il faut être assez sociologue pour comprendre que la science n'est, après tout, que l'une des forces en présence dans le monde social et qu'elle est, par conséquent, socialement faible. Le seul fait d'adopter une posture désintéressée de savoir là où ce n'est pas attendu a une fonction critique qui a des chances de susciter les résistances de l'incrédulité et de l'indignation (« c'est faux »). Le paradoxe de la sociologie est à son comble lorsque ce qui est nommé au vu et au su de tous était déjà manifeste et public : intempestive, à contretemps et à contre-lieu, elle est le mot de trop, l'abus d'autorité sanctionné par des formes cyniques de rappel à l'ordre (« on sait bien tout ça »... donc « n'en parlons plus »). On peut se défier d'une science qui ne dérangerait personne ou qui conforterait les attentes dominantes. Intellectuels médiatiques, éditorialistes en vue, experts et autres sages n'ont que faire des ressources de la démonstration puisqu'ils peuvent compter sur les évidences demi-savantes qui définissent la doxa intellectuelle et politique.
Une partie des menaces sur le mode de pensée sociologique vient des efforts de domestication visant à l'enfermer dans des carcans bureaucratiques ou technocratiques : définition hétéronome de ses objets, de ses méthodes, quête de solutions techniques à des problèmes posés par l'ordre social, évaluation standard (bibliométrique) de la production, académisme, visibilité médiatique comme principale attestation d'un rôle civique. La participation des sociologues à l'espace public pourrait avoir pour prix le renoncement à la prérogative proprement scientifique de délimiter les questions pertinentes, de construire l'objet conformément à des exigences internes et de prendre également pour objet le fonctionnement effectif de cet espace et ses limites.
À ces dépendances s'ajoutent celles qui découlent de l'appartenance à l'univers intellectuel. La sociologie doit compter avec la force sociale de concurrents réticents à admettre que le monde social puisse être un objet de connaissance jusque dans ses aspects les plus subtils, secrets et sacrés. Les adversaires de l'extérieur, amis des arts et des lettres, s'insurgent au nom de la finesse, de la nuance, de la profondeur contre cette discipline usurpatrice qui introduit la science où elle n'a que faire, tandis que les adversaires de l'intérieur s'efforcent, conformément aux modèles intellectuels de rupture théorique particulièrement prisés en France, de mettre en avant un nouveau régime de connaissance sociologique situé au-delà de la rationalité bornée et « scientiste ». L'invitation à la réflexivité suggérée par Pierre Bourdieu demande de comprendre, comme s'il était étranger, l'univers auquel on appartient, et donc de se défaire, par la connaissance objective, des mythologies savantes au nombre desquelles figure la croyance, sans cesse renaissante, dans le statut d'exception du sujet de connaissance.



Texte de Louis PINTO (L'Encyclopédie)

Bibliographie
  • P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 1997
  • P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon & J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue, Mouton, Paris-La Haye, 1968
  • J. Bouveresse, Herméneutique et linguistique, éd. de l'Éclat, Combas, 1991
  • É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Alcan, Paris, 1895, rééd. coll. Quadrige, P.U.F., Paris, 1990
  • N. Elias, Was ist Zoziologie, Munich, 1970 (Qu'est-ce que la sociologie ?, trad. Y. Hoffmann , Éd. de l'Aube, La Tour-d'Aigues, 1991)
  • C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, vol. I, recueil de textes publiés entre 1945 et 1956, Plon, Paris, 1958, rééd. 1996
  • M. Mauss, « Essai sur le don », in L'Armée sociologique, 1923-1924 (repris in Sociologie et anthropologie, coll. Quadrige, P.U.F., 1997)
  • A. Schütz, Collected papers, vol. 1, The Problem of Social Reality, Kluwer, Dordrecht-Boston-Londres, 1962
  • M. Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Mohr, Tübingen, 1922 (Économie et société, trad. par J. Chavy, É. de Dampierre dir., coll. Agora - Les classiques, Pocket, Paris, 2 vol., 1995).